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Chapitre — X

Le Retour

Singapour

Novembre 1945. Nous quittons le camp d'Adek. Nous quittons Batavia. Nous quittons les Indes néerlandaises. Dans un coucou vrombissant, un bombardier converti en avion de transport: deux banquettes de chaque côté. C'est mon premier voyage en avion, mais je n'ai pas peur. Nous survolons Sumatra, nous survolons la mer, nous volons vers mon père.

A Singapour, un camion militaire nous a conduites à l'hôtel Sea-view. Un mot de mon père nous y attendait: il pourrait nous rejoindre dans l'après-midi. On nous donna une chambre à quatre lits. Nous n'avions pas de bagages. Nous sommes retournées en bas, nous sommes allées nous asseoir dans la véranda. Nous ne possédions pas de montre. Le temps se traînait. Je ne quittais pas des yeux la rampe d'accès, comme si c'était une question de vie ou de mort. Je ne voulais rien manger. Je ne voulais rien boire. Je voulais uniquement rester aux aguets. Après des heures d'observation, après la xème voiture, le xème bedja, un de ces vélos-taxis, apparut au loin et je sus, je sentis que l'homme qui l'occupait était mon père. Je criai: 'Maman, Papa est Là!' Et je pris mes jambes à mon cou. Le plus vite possible. Non pas vers lui, mais dans la direction opposée. Aussi loin que je pus. Tout à fait sens dessus dessous.

Après quelques temps, je suis revenue. C'était mon père. Mon père. C'était lui. Exactement pareil à l'image que j'en avais conservée pendant quatre ans d'absence. Tout comme autrefois, seulement plus maigre. Très maigre. C'était mon père. Mais je n'étais plus l'enfant de jadis.

J'avais changé.

Liberté: dormir-manger-nager

Pendant les premières semaines passées à Singapour, je n'ai fait que dormir. Dormir était ma principale occupation. Je n'admettais d'être réveillée, au cours de la journée, que pour manger. A dix heures du soir, j'allais d'ailleurs manger une dernière fois, toujours dans le même restaurant chinois. A mon premier repas chez lui, le patron avait été très surpris. Mes parents avaient décidé que je devrais, chaque soir, manger un beau morceau de viande rouge, et ils avaient élu cet établissement pour le festin. En fait, je préférais la cuisine chinoise. Mais, chinoise ou non, toute la nourriture qui arrivait sur mon assiette était aussitôt dévorée. Quand cette assiette était vidée, et léchée, je retournais dormir.

Nous avions dû quitter l'hôtel Sea-View. On nous attribua une chambre dans une maison sans meubles. Quatre matelas sur le sol et... nous étions heureux. La plus grande partie de ceux qui avaient été évacués des Indes néerlandaises vers Singapour étaient amenés au camp Wilhelmina. Bien entendu, ils y étaient libres de leur faits et gestes mais, même appelé Wilhelmina, c'était toujours un camp.

Nous avons encore déménagé une autre fois, dans une chambre identique, avec de nouveau quatre matelas sur le sol. Seules différaient la rue et la maison: beaucoup plus cossues.

Je me tranquillisais. En plus de manger et de dormir, je pratiquais une autre activité: nager. Deux soldats anglais m'avaient prise en pitié et se relayaient auprès de moi. Bill Meredith, de Sheffield, 19 ans, était sergent dans l'infanterie. Avec lui, j'allais nager dans un gigantesque bassin à ciel ouvert, en ville, et ensuite manger béatement dans un mess. Bob Broom, de Londres, 21 ans, lieutenant dans la marine, m'emmenait dans un club d'officiers où se trouvait un bassin privé. Il m'y offrait des piles de délicieux sandwichs britanniques. Bill et Bob ne cherchaient qu'une chose: me voir heureuse. Ils y réussirent. Grâce à ces garçons généreux, j'ai connu, à Singapour, une merveilleuse période. Et chaque soldat anglais, dans cette ville, ou dans ses environs, semblait avoir à cœur de prendre sous sa protection un ex-enfant de camp, ou un ex-détenu adulte, pour le gâter, pour l'aider à oublier. Annie avait ses amis. Mon père et ma mère avaient les leurs. J'avais peu de contacts avec mon père. Il travaillait, il disposait de peu de temps, et il n'avait pas l'air bien gai. Je l'entendais souvent parler tout bas avec ma mère et leurs amis. La conversation s'interrompait dès que j'arrivais.

Hourra, nous sommes de retour

Ma sœur et moi fûmes rapatriées aux Pays-Bas en avril 1946. Le voyage de retour à bord du 'Nieuw-Amsterdam' (Nouvelle Amsterdam) avait quelque chose de vraiment impressionnant. C'était le premier rapatriement massif de soldats hollandais blessés appartenant aux troupes de libération, et de femmes et d'enfants hollandais sortis des camps japonais. L'arrivée à Rotterdam se fit dans une atmosphère de fête. Dans le port, tous les bateaux étaient pavoisés. Toutes les sirènes mugissaient. Des milliers de personnes attendaient sur le quai. Une mer de gens enthousiastes. Tout le monde appelait, s'agitait, chantait. Une grande famille, folle de joie.

Je ne sais plus comment nous sommes arrivées de Rotterdam à Amsterdam, chez mon oncle, ma tante et mon cousin. Mais cette première 'koffietafel' (repas typique hollandais, avec toutes sortes de pain diversement garnis et du café) je ne l'oublierai jamais. Quel festin. Quel régal.

En attendant le rapatriement de nos parents, ma sœur et moi allions vivre chez cette tante d'Amsterdam. Nous nous réjouissions déjà de revoir toute la famille. On nous sortit de l'ivresse où nous nous trouvions depuis Singapour. Il le fallait bien. On nous ouvrit les yeux. On nous apprit ce qu'il était advenu, aux Pays-Bas, des Juifs, et d'autres. A Singapour, personne ne nous en avait parlé.

Ma tante ayant fait un mariage 'mixte', son mari, un chrétien a dû subir une stérilisation. Mon cousin, issu d'un premier mariage a dû se cacher. Ils étaient saufs. Et les autres? Toute notre famille de Hollande?

Avant la guerre, quand ma sœur et moi nous nous y rendions, à Pâques, ou à Noël, nous n'avions pas assez de temps pour voir tout le monde. Chacun avait à cœur de nous loger. Et tous, sans exception, nous gâtaient à qui mieux mieux. La fête n'avait pas de fin.

La guerre était finie. La fête était finie. Annie et moi avions maintenant trop de temps, en Hollande. Les autres parents ... Sobibor et Auschwitz ... nous ont séparés, sans adieu.

Se réadapter

Une fois rapatrié, il fallait se réadapter à la vie quotidienne d'une société normale. Ce n'était pas si simple. Pour personne. Et certainement pas pour ceux qui revenaient des Indes néerlandaises.

La guerre était déjà terminée depuis près d'un an en Europe, donc aux Pays-Bas, lorsque les rapatriés revinrent de l'Archipel, en 1946. Après les misères de l'occupation et le retour de survivants des camps nazis, cette nouvelle confrontation fut difficile à assumer. 'Ce ne sera donc jamais fini?'

Outre leur réadaptation aux habitudes néerlandaises rendus encore plus difficiles par la pénurie de logements, ceux qui revenaient des Tropiques devaient aussi se réadapter au climat, à la nourriture, aux vêtements, et aux mœurs des Pays-Bas.

Pour les enfants des camps, le retour à une vie normale exigeait un effort tout à fait particulier. Ils étaient priés de changer au plus tôt leur comportement concentrationnaire. D'un jour à l'autre, user d'un langage convenable, se laver les mains, manger proprement, obéir, être sages, aller au lit à l'heure, être polis —saluer ceux-ci, ne pas saluer ceux-là— et surtout, jouer. Il ne venait pas à l'esprit des adultes que, pour les enfants des camps d'un certain âge, le temps des jeux était bien révolu. Je trouvais les gosses de ma génération arriérés. Je ne les comprenais pas. Ils ne me comprenaient pas.

Maison hollandaise

Je devais aider au ménage. Laver la vaisselle, épouseter, faire les lits, et ainsi de suite. Cela me semblait parfaitement superflu. Une dépense d'énergie tout à fait inutile. Et d'ailleurs, je laissais tout tomber. J'étais désespérément maladroite, me cognant à chaque meuble, trouvant les habitations hollandaises des maisons de poupées. Petites à faire peur. J'avais toujours l'impression que leurs murs allaient me tomber sur la tête.

Même à l'intérieur, je ne pouvais pas marcher sur mes kakkies (pieds nus). On me faisait porter des pantoufles. Et, pour sortir, je devais enfiler de longs bas, et mettre des chaussures fermées. Les bas me grattaient. Les souliers me faisaient mal. A peine sortie de la maison, j'enlevais tout cela et trottais pieds nus à travers Amsterdam. Sitôt revenue, devant la porte, je remettais les chaussures, celui qui rentrait devant rituellement s'essuyer les pieds. J'avais vite compris que s'essuyer les pieds signifiait: essuyer les semelles des chaussures que l'on portait aux pieds.

Une porte me semblait un objet privé de sens. Ces choses ridicules devaient toujours être fermées. Et chaque armoire avait une serrure. Pourquoi les armoires étaient-elles pourvues d'une serrure? Nous étions seuls à habiter cette maison! Je cassais les clefs en voulant les tourner.

Je ne pouvais pas manger debout, ni couchée, ni assise par terre. Manger ne se faisait qu'A table. Et l'on ne se jetait pas sur la nourriture. On attendait que tout le monde fût servi. Défense de lécher son assiette! Obligation de prendre les pommes de terre avec sa fourchette, interdiction de pêcher les légumes de la soupe avec ses doigts! A table les doigts ne devaient être utilisés qu'A manier les couverts. Enfin, il fallait demander pour être resservie. D'abord demander poliment, ensuite recevoir.

Toutes ces coutumes hollandaises me rendaient dingue. J'en avais plein le dos!

Pauvre, pauvre tante, chargée de me réapprendre les bonnes manières.

Le chat sauvage

Je devais aller promener, c'était bon pour la santé. Jouer dehors. Les enfants jouent dehors. Je ne voulais ni me promener, ni jouer. Je voulais apprendre.

Sans rien y connaître, sans aucune méthode, j'avais établi un programme. Pour chaque branche, je tenais à rattraper la matière perdue. Autant de semaines pour le néerlandais, autant pour l'algèbre, autant pour le français, etc. ...

Mon oncle était professeur. J'estimais qu'il n'avait qu'A m'enseigner tout cela. Lui trouvait que j'embrassais trop à la fois. Chaque jour se terminait en crises de larmes. On voulait que je me repose. Moi, je voulais me remettre à jour. Maîtriser tout le programme des années sans école. Résultat: des migraines, des maux de dos, et beaucoup de taches d'encre. Pas seulement à cause des larmes: écrire avec une plume et de l'encre est aussi un art. Je tombais endormie sur mon travail scolaire.

Chacun s'occupait de mon éducation. Les uns voulaient ceci, les autres voulaient cela.

Je n'avais pas envie d'obéir.
Je n'étais pas un chien.
Je me révoltai.
Je devins un chat. Un chat sauvage, dont on ne savait par quel bout le prendre.
Je fus menacée d'une visite médicale.
Je dus en subir une. Physique, psychique.
On me conduisit dans une petite maison de repos, à Hilversum.
Si je n'avais pas été si fatiguée, je crois que j'aurais commis des meurtres.

Hilversum

J'étais là, couchée, et ne voulant pas le rester. Et certainement pas dans une maison de repos. Je partageais ma chambre avec une femme de plus de quarante ans et une jeune fille de dix-huit ans. Le bras de cette jeune fille était taouée. C'est la première fois que je voyais quelqu'un dont le bras portait un numéro tatoué. Ce numéro, je ne voulais pas le voir — et je ne voyais que lui. Les parents de cette jeune fille étaient morts dans une chambre à gaz. Tantôt elle pleurait, beaucoup, tantôt, brusquement, elle affichait une gaieté artificielle. Cette alternance de crises de larmes et de rires créait un véritable malaise. Leur déchaînement soudain, excessif, était intolérable. Rien ne les freinait, la jeune fille semblait toujours vivre dans une extrême tension. C'était à la fois atroce et pitoyable. Effrayée, je me cachais la tête sous l'oreiller. Je ne pouvais rien pour elle. On la soulageait avec des piqûres. Je détestais l'infirmière pour la manière triomphale qu'elle avait de pénétrer dans la chambre en brandissant la seringue comme un drapeau.

La dame de plus de quarante ans ne sortait pas d'un camp mais d'un hôpital. On l'avait opérée au sein. Une ablation. Toute la journée, elle regardait la place vide, et nous devions la regarder avec elle. Son sein ôté était son unique sujet de conversation.

Dans la salle à manger, on m'avait désigné une place en face d'un jeune homme spasmophilique, que j'avais connu au camp de Tjideng. Je trouvais l'avoir déjà assez vu. Il me choquait. Quand il occupait la toilette au moment où je devais m'y rendre, je le prenais à partie, je me querellais avec lui. J'estimais qu'étant dans une maison de repos, j'avais le droit de pouvoir disposer du w.c. sans devoir attendre. Bonté divine, ce que je pouvais être difficile, et comme j'étais malheureuse.

Une gentille vieille dame, qui occupait un studio, en bas, m'invitait parfois à prendre une tasse de thé chez elle dans l'après-midi. Dans toute la maison de repos elle était bien la seule, médecins compris, auprès de qui je me trouvais bien, chez qui je me sentais tranquille, chez qui je pouvais croire que le monde n'était pas tout à fait pourri.

Après la libération, au camp, j'avais tenu un journal. Un mince cahier, avec, au crayon, quelques dates et quelques événements. Tandis que je le recopiais, tout en le complétant, dans le jardin de la maison de repos, un médecin vint vers moi. Non, je ne pouvais pas m'occuper de cela! Il n'en était pas question! Cela devait cesser. Adieu, journal!

Régulièrement, je chipais le vélo de 'l'infirmière à la piqûre' et je roulais d'Hilversum à Amsterdam, quelque chose comme vingt-huit kilomètres. Ma tante nous remettait aussitôt dans un train, le vélo et moi, direction Hilversum, retour à la maison de repos.

Début août, mes parents revinrent de Singapour. Ils s'installèrent chez ma tante. Mon père venait me voir, une fois par semaine. Avec la vieille dame, ce fut un autre rayon de clarté dans la maison de repos. Il m'emmenait promener, ensuite nous prenions un café au 'Hof van Holland'. Nous avions de bonnes conversations. Mais elles ne menaient à rien. Mon père partait et je me retrouvais seule. J'aurais tellement aimé aller à l'école. Une vraie, avec des pupitres, avec des élèves et des professeurs.

Bruxelles

Mon père était allé aux renseignements, à Bruxelles. Pendant la guerre, notre maison avait été louée, mobilier compris. Elle serait de nouveau libre en novembre 1946! Après 'six ans et six mois' d'absence, nous pourrions enfin y rentrer, tous les quatre. Rien que nous quatre. Une vie normale. A Bruxelles. Et au 'Boulevard Lambermont'! Le rêve du camp finissait par se réaliser.

Afin de pouvoir suivre les leçons de l'école 'Princesse Juliana' dès la nouvelle rentrée scolaire, je tus envoyée en avant. Septembre me vit débarquer chez une amie de ma mère, madame M. Un amour de femme, qui me choyait. J'eus une petite chambre pour moi toute seule, je trouvais que c'était un palais.

Le jour suivant, j'allai à l'école. Enfin! Madame M. me mit dans le tram. Ligne 20. La même qu'avant la guerre. Je reconnaissais tout. Savais exactement où je devais descendre et me dirigeai droit sur l'école, sans me tromper d'une seule rue. Mon école. Celle d'autrefois.

Mon premier jour de classe

La sonnette retentit. Très fort. Perçante.
Une sonnette?
Le directeur vint à moi et me montra où je devais attendre. Debout, immobile.
Attendre? Je voulais entrer.
J'attendais. Parmi les mouflets. Ceux de la plus petite classe du secondaire. J'avais espéré me trouver dans une classe plus avancée.
Nous devions rester en rang.
En rang?
Oui, en rang. Deux par deux. Et en silence. Sans bouger. Attendre qu'on appelle ma classe.
Nom de dieu.
On ne jure pas ici.
Mon premier jour de classe. Une grande désillusion. Une grande humiliation.

La révolte

Je trouvais cela épouvantable de devoir fréquenter une classe d'enfants aussi jeunes. Mais je voulais apprendre. Je décidai de m'asseoir sur les règlements, scolaires, d'établir mes propres lois. A partir du jour suivant, j'attendis à la porte de fer. Dès que la dernière classe fut appelée, je traversai seule la cour de récréation et me rendis directement en classe, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Au bout d'une semaine, je fus convoquée chez le directeur. Et la discipline scolaire, je ne connaissais pas? Il me parla alors de coopération, et d'autres balivernes. Je comprenais tout fort bien, je répondais oui, et je pensais 'Va au diable'. Je ne me mettrai plus jamais en rang. Je ne participerai plus jamais à un appel. Pendant un an, j'ai tenu bon. A la fin, on ne me disait plus rien. L'année suivante, j'ai renoncé de moi-même. J'étais dans la classe supérieure. Nous étions à part, contre le mur. Nous avions droit à un règlement scolaire beaucoup plus souple. J'étais aussi plus heureuse. Je n'avais pas seulement rattrapé quatre années d'école primaire, j'avais encore sauté une année de secondaire. Je me trouvais parmi des élèves plus âgés. Un qui s'était caché pendant la guerre, une fille qui venait du Congo, un réfugié, et une doubleuse. Ils avaient pu retourner à l'école deux ans avant moi.

Chat et souris

'Lever le doigt' n'était pas mon fait. Si les professeurs voulaient se rendre compte de mon savoir, ils n'avaient qu'à me le demander 'personnellement'. De la même façon, je refusais d'agiter le doigt en l'air pour obtenir ou non la permission d'ouvrir la bouche ou de satisfaire un petit besoin. Plutôt me taire. Plutôt me retenir.

L'école ne trouvait pas en moi une élève facile. Peu avant l'examen final, j'ai quitté la classe —et l'école — dans un grand fracas de portes. Le professeur avait, selon moi, tenu des propos antisémites. Je ne pouvais l'admettre. Le directeur fit savoir à mon père qu'il me faudrait faire des excuses publiques. Si je refusais, tant pis, il aurait le regret de devoir me renvoyer: la faute était trop grande. J'ai dit à mon père que je ne voulais pas demander pardon, et que ce n'était pas par obstination. Je trouvais que c'était au professeur de me faire des excuses. En présenter, moi, ce serait vraiment injuste. Au bout d'une quinzaine de jours, je pus retourner à l'école. Je n'ai pas présenté d'excuses, le professeur non plus. Les apparences étaient sauves.

Le silence n'est pas d'or

Mon père cherchait du travail. Ma mère restait à la maison. J'allais à l'école. Ma sœur ne voulait plus s'y rendre. En fait, ce fut une planche de salut. Elle devint vendeuse et son salaire nous venait bien à point.

Nous vivions petitement, nous vivions sobrement. Il n'y avait pas toujours de la viande. Rien que le strict nécessaire en nourriture ou en vêtements. Pas question d'un quelconque superflu.

Très déçu de n'avoir pu rééditer son journal d'avant la guerre, fin 1948 mon père trouva enfin du travail dans une branche qu'il avait étudiée jeune homme. Lentement, tout redevint normal, les finances, la vie matérielle. Mais la reprise de la vie familiale, telle qu'elle existait autrefois, avant la guerre, s'avéra impossible. Mes parents avaient du chagrin. Ma sœur et moi devions nous réadapter. Seulement, nous ne le savions pas. Nous avions cru reprendre l'ouvrage où il en était, et le fil était cassé. Nous pensions pouvoir recoller les morceaux. Nous voulions l'impossible. Il manquait des morceaux pour pouvoir recoller. Le fil n'était pas seulement cassé, il était arraché. Il y avait trop de choses entre nous. Nous étions devenus étrangers l'un à l'autre. Plus rien n'était comme avant. Tout était de travers. Tout avait un arrière-goût d'amertume. 'Avant' appartenait au passé. Bouleversés, déphasés, nous ne parvenions pas à parler ensemble, et encore moins de nos problèmes. Nous ne connaissions d'autre solution que le silence. Nous avion trop mal.

Et j'étais la plus difficile. Je n'acceptais plus rien de mes parents. En moi-même, je leur en voulais de m'avoir fait perdre six ans et six mois, de m'avoir amenée au cœur de cette guerre, moi qui leur tendais la main avec tant de confiance. Je me haïssais de leur reprocher cela. Bien sûr que ce n'était en rien leur faute. Mais faire comme si de rien n'était et jouer papa-maman avec moi, non, je ne pouvais pas l'avaler.

Pourquoi ne nous sommes-nous rien dit?

Pourquoi, de mon côté, n'ai-je pas accordé plus d'importance au fait que mes parents avaient aussi perdu six ans et six mois de leur vie?

Pourquoi n'ai-je pas compris alors que mes grands-parents étaient leurs parents, que mes oncles et tantes étaient leurs frères et sœurs — tous disparus en cendres.

Le silence n'est pas d'or.

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