go to home page


Chapitre — XI

Réflexions

Notion de temps

Matins, après-midis, soirs, nuits. Jours, semaines. Mois. Années. Indissolublement liés l'un à l'autre. Une chaîne hors du temps.

À présent la durée du temps est sans visage. L'ordre du temps est en déroute. Le cours du temps n'est plus défini.

Les moments s'estompent. La mémoire temporelle est remplacée par un climat temporel.

Climat temporel, ma notion d'un temps passé.

Entretemps

Il est difficile pour un enfant d'admettre que les adultes ne prennent pas soin de lui, surtout s'il vient d'un milieu protégé. Il lui est tout aussi difficile d'imaginer que, l'enfer existant sur terre, une vie 'normale' puisse se poursuivre paisiblement ailleurs. Cette absurdité est trop abstraite.

La vie 'normale' se poursuivait — des gens vivaient dans des maisons, des enfants allaient à l'école ...

Et pourtant ... La vie normale entre 1940 et 1946, avec ou sans occupation, avec ou sans violence guerrière, possède encore toujours le pouvoir de me stupéfier. C'est quelque chose comme la vie sur la lune. La distance est trop grande.

Hiroshima

J'avais tourné le dos aux Indes néerlandaises. Mes problèmes étaient ici, en Europe. Les nazis me restaient sur le cœur. Que m'importaient les Japonais? Les Japonais avaient capitulé parce qu'ils avaient perdu la guerre. Basta.

Dans mon entourage, aussi bien à Singapour qu'en Belgique ou aux Pays-Bas, personne n'avait jamais parlé de la bombe atomique. C'est seulement en 1949 que je fus confrontée avec la réalité de ses effets. La terrible réalité de ses effets. 'Je pouvais m'estimer heureuse. Grâce à tous ces morts, tant d'autres vies humaines ont pu être épargnées. J'étais sauvée'! Je n'ai pas été heureuse ...

Je n'ai jamais pu l'être.

La Deuxième Guerre mondiale

L'étude des comportements pendant la Deuxième Guerre mondiale m'apparaissait des plus nécessaires. Plus nécessaire que la connaissance des dates des batailles. Mieux comprendre ce qui conduit un être humain à en prendre un autre pour un sous-homme. Au nom d'une idéologie. Le mécanisme. Au nom d'une idéologie. La machination. Au nom d'une idéologie.

Que m'ont rapporté la vision des documentaires-reportages-films, la lecture des rapports-statistiques-livres, l'assimilation de la culture et des traditions, par toutes les grandes machines en 'isme'? Une bonne vue d'ensemble du système et de ses rouages, mais surtout, en dépit de tous et de tout, un infini sentiment de malaise.

Guerre.
Meurtres et morts pour le 'Lebensraum', pour le pétrole, pour le caoutchouc.

Guerre.
Meurtres et morts pour la puissance.

Guerre.
À l'Orient, à l'Occident, quelle différence?

Il y a en une, pourtant.
Une différence entre le Reich millénaire et l'Empire du Soleil Levant. Entre la civilisation de l'est et celle de l'ouest. Les barbares venaient de l'ouest.

Vie et mort

Aux Pays-Bas, on n'a pas pensé à prendre en charge les rapatriés des Indes néerlandaises. La plupart d'entre eux durent se débrouiller — seuls. Par leurs propres moyens. Comme ils le pouvaient. À cette époque, lorsque vous reveniez d'Auschwitz ou de Tjideng, il n'était tenu compte que des morts. 'Haut les cœurs, oubliez, vivez!', c'est tout ce qu'on disait aux survivants. Le camp était tabou. Personne n'en soufflait mot. On n'avait pas envie d'en entendre parler, à plus forte raison chuchoter. Il était déjà si difficile d'exprimer ce qu'on ressentait, cela le devint plus encore de raconter de sa propre initiative, qu'il s'agît d'une pensée fugitive, d'une longue histoire, d'une simple association. Vous ne trouviez pas d'oreille disposée à écouter. Plus tard, lorsque vint le besoin de dire, plus personne n'était prêt à entendre, l'éventuelle communication était rompue, le dépaysement total. Et vous rentriez dans votre coquille.
La conduite à tenir envers les morts fut, dès la fin de la guerre, nettement déterminée. Les honorer. Une minute de silence par an, et la vie continue. Les morts ne prennent pas de temps. Les morts ne causent pas d'ennuis. La fidélité à leur souvenir est une chose simple. Dans beaucoup de pays, elle est d'ailleurs assortie d'un jour de congé. Les morts se taisent. Tandis que les vivants... En fait, ils sont encombrants. Un reproche pour la conscience?

Catégories

Les ex-détenus semblent appartenir à plusieurs catégories:

Prisonniers des nazis
Prisonniers des Japonais
Prisonniers de guerre
Prisonniers civils
Prisonniers politiques
Prisonniers pour cause raciale
Prisonniers des prisons
Prisonniers des camps
Prisonniers des camps d'extermination
… et il existe encore beaucoup d'autres catégories ...

J'ai parfois l'impression - horrible - que la catégorie la mieux cotée est celle de ceux qui ne sont jamais revenus.

Les chambres à gaz

Je ne peux ordonner le silence à mes pensées.
Je ne peux me débarrasser de l'horreur des chambres gaz.
Je ne les ai pas connues et pourtant ...

Je vois, j'entends mourir des gens tout nus.
Je suis proche du désespoir de chacun de ces enfants qui durent entrer dans la mort sans avoir rien d'autre quoi se raccrocher qu'une peau nue.

Pourquoi?

Oublier, je ne le veux pas.
Je souhaite vivre éveillée. Les yeux ouverts.

Chaque jour me traverse l'horreur du crime, de l'homicide. Crimes et homicides d'aujourd'hui. Un souvenir constant de l'extermination d'hier.

Pourquoi hier?
Pourquoi aujourd'hui?
A-t-on aussi tué l'imagination?

La deuxième peau

J'ai une deuxième peau. Gratter, racler, récurer n'y change rien. Cette deuxième peau est irrémédiablement fixée. Une couche d'angoisse refoulée, rentrée. L'angoisse qui m'a pénétrée jusqu'au plus profond de mon être. L'angoisse qui s'est accumulée. L'angoisse qui n'a jamais pu se libérer. Ni autrefois ni plus tard. L'angoisse inexprimable.

Angoisse
Angoisse de secondes qui furent des minutes.
Angoisse d'heures qui furent des jours.
Angoisse de semaines qui furent des mois.
Angoisse.
Angoisse qui dura des années.
Angoisse devant le fait dément.
Angoisse devant le fait dément inattendu.
Angoisse devant le fait dément, inattendu inconnu.

Tout était absurde.
Tout était incertain.

La vie était une négation de la vie.

Cette angoisse s'est manifestée plus tard, longtemps après la libération. La nuit. Surtout la nuit. Lorsque vous vous trouvez toute seule en face de votre moi, celui du subconscient qui éclate en cris et en larmes.

La deuxième peau a suscité son propre moi.

Enfants

Je pense souvent aux enfants dont les yeux et l'esprit se sont ouverts dans un camp, et qui pensaient que c'était ça la vie. Pauvres petits.

Et je pense souvent aux enfants qui sont morts. Morts sans droit à la mort. Assassinés. Morts de cette façon. Des millions d'enfants. En Chine. À l'est de l'Europe. Dans les camps nazis. Morts avant d'avoir vécu. Morts pour rien. Morts qui n'ont même pas servi à faire prendre conscience à ceux qui vivent encore. Absurde. Démentiellement absurde.

Et je pense aux enfants d'aujourd'hui et je pense aux enfants de demain ...

Révolte-chagrin-pitié-REVOLTE.

Pourquoi ma vie?

Je ne veux pas me laisser aller à une vie de plaisir égoïste, sous prétexte que j'ai droit au bonheur, après avoir souffert. Mais suis-je arrivée plus loin que la simple compréhension de la douleur d'autrui? Moi qui sais ce que c'est d'avoir faim, d'avoir mal, d'avoir peur, d'être pourchassée, d'être privée de liberté, de se sentir oubliée par Dieu et les hommes, et ce que cela signifie d'être prise pour un objet au lieu d'un être humain.

De quelle façon suis-je en train de vivre?

J'apporte ma pierre à l'édifice. Un peu d'argent, mon travail: tenter de sensibiliser le public sur le sort des enfants, ici et là. N'est-ce pas trop peu? Mes amis m'encouragent. Trouvent que c'est important. Par souci de facilité, je pense: sans doute. En réalité, ce que je voudrais être, c'est un clown qui jouerait pour les enfants. Mais les enfants auxquels je pense ne sont pas encore capables de rire. Ils ont surtout besoin de nourriture, de soins, de tendresse.

Et je regarde avec admiration des femmes comme Mère Teresa.
Mais je reste vivre dans mon pays d'abondance.
Et j'éprouve le regret de faire partie de ce monde d'adultes trop impuissants, trop lents.
Mais je reste tranquillement dans mon pays d'abondance.
Pourquoi ma vie?

Curriculum vitae

Sur mon passeport, il est écrit que je suis belge.
Pour les Belges, je suis flamande.
Pour les Flamands, je suis hollandaise.
Pour les hommes, je suis une femme.

Pour chacun, je suis et reste une juive.
Pour les Juifs, je suis une sefardi.
Pour la gauche et la droite, je suis une crypto-anarchiste.

Et moi, qui suis-je?
Un mélange de Don Quichotte (et de Tijl Uilenspiegel?)
Qui suis-je?
Un être humain.

Constat

Je suis à la recherche de six ans et six mois.
Le temps pendant lequel j'ai été coupée d'une vie normale.
Jamais je ne retrouverai ce temps.
Jamais il ne sera rattrapé.

Six ans et six mois.
Ils me manqueront toujours.

Juillet 1974 - Janvier 1980

#