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Chapitre — IX

La Libération

La guerre était finie

La guerre était finie. Je demeurais sans vie. T.Fr., la plus âgée de mes amies, une aide-infirmière, essayait de me ranimer. Je voyais qu'elle me parlait, mais je n'entendais pas ce qu'elle disait. Cela n'arrivait pas jusqu'à moi, non parce que j'étais sourde mais parce que le sens des mots m'avait échappé. J'étais en train de pénétrer dans un autre monde. La seule chose dont je me rendais compte c'est que, tous les jours, très ostensiblement, pour que je puisse bien l'observer elle écrasait sous mes yeux une pisang soesoe (petite banane sucrée de ± 5 cm) qu'elle me fourrait ensuite à petites cuillerées dans la bouche.

Après une dizaine de jours (?), T.Fr. m'a résolument sortie de mon lit et allongée dehors, dans le jardinet de l'infirmerie. Je n'y étais pas seule. D'autres malades s'y trouvaient aussi. Un avion passa, très bas, au-dessus de nous. Un homme debout à la portière ouverte nous faisait signe. Des parachutes descendaient, chargés de paquets. Je somnolais. Des cris me réveillèrent. En un éclair, à quelques mètres de moi, je vis atterrir une grande caisse. Le parachute ne s'était pas ouvert. Comme des poupées de son, des malades furent projetés en l'air. Tout culbuta, roula, s'écroula.

Je rouvris les yeux dans une autre section. Combien de temps plus tard, je n'en sais rien. Une femme avait la jambe cassée. D'autres étaient couvertes de bandages blancs. Ce sont ces bandages et cette blancheur qui m'ont fait prendre conscience d'une chose incongrue, qui ne cadrait pas avec la vie du camp. Il régnait une certaine excitation, on parlait d'un ton animé. Je fus reconduite dans ma chambrette. À partir de ce jour, chaque matin, on me fit une piqûre après laquelle tout mon corps s'engourdissait en une lourde masse de plomb. Au bout de vingt-quatre heures, à peine me sentais-je un peu plus légère, que l'on me remettait knock-out avec le même traitement de choc.

La guerre était finie. La guerre était-elle finie?

On me déménagea dans une autre chambrette, que je devais partager avec une petite fille de trois ou quatre ans. Une hydrocéphale. Je contemplais sa tête et ne comprenais plus rien à notre libération. Mon esprit flottait toujours au loin. Et alors, j'attrapai une dysenterie amibienne. Moi et mon corps fûmes replongés en enfer.

T.Fr. décida de me tirer d'affaire. Elle m'a tirée d'affaire. Je guéris. La guerre était finie.

La guerre était-elle finie? Je me retrouvai dans mon baraquement. Les Japonais restaient nos gardiens, ordre des Alliés.

Des hommes avec un béret,
des hommes avec un turban

La guerre était finie. Les rations devinrent plus abondantes. Il n'y avait plus d'appels. Le docteur eut droit à un cabinet convenable. Il disposa de médicaments. Les Japonais nous surveillaient toujours, mais nous ne devions plus les saluer. La garde à la porte était maintenant assumée par des soldats indiens de l'armée britannique, des Gurkhas portant un béret et des Sikhs, portant un turban.

Des Japonais. Des Gurkhas. Des Sikhs. Où restait mon père? La guerre était-elle finie?

L'oiseau de malheur

Des nouvelles nous arrivaient au compte-gouttes. Des nouvelles de survivants: pères, maris, frères. Tout le monde était bien persuadé de revoir ses absents.

L'attente d'un signe se fit plus nerveuse à partir du moment où l'on annonça des décès.

Les avis mortuaires n'étaient pas affichés, à Adek. On les communiquait directement à la personne concernée. Toujours par l'intermédiaire de la même femme.

L'oiseau de malheur. Quand je la voyais approcher, je me recroquevillais toute sur moi-même. L'oiseau de malheur faisait s'arrêter votre cœur au moment où, sur le seuil du baraquement, elle regardait, indécise, autour d'elle en demandant: 'qui est ...?'

Le Jardin zoologique

Les Japonais ne déambulaient plus dans le camp. Les Gurkhas et les Sikhs n'en passaient jamais la porte. Mais nous eûmes d'autres visiteurs. Des hommes blancs en uniforme, qui parlaient anglais. Ils nous regardaient comme on regarde des singes dans un jardin zoologique.

Des singes qui recevaient des cigarettes au lieu de cacahuètes.

Sonja

Pendant le jour, beaucoup de femmes quittaient le camp. De leur propre initiative, sans demander aucune permission. On fermait les yeux. Ma mère et ma sœur le firent deux fois. J'étais encore trop malade pour les accompagner. Elles revinrent avec un peu de nourriture et, la deuxième fois, avec les cheveux coiffés. Ensuite, plus de sorties! C'était trop dangereux. La population indigène était en révolte. Contre la colonisation. Des torches allumées furent jetées dans le camp, par-dessus le toit des baraquements. A l'extérieur, on tuait des Européens.

Quitter l'enceinte fut désormais interdit.

Sonja, ma voisine d'en face, ne pouvait retenir sa joie d'être enfin libérée. Ses yeux verts brillaient de bonheur. Sonja était jolie, Sonja était gentille. Sonja avait vingt-deux ans. Elle parvenait quand même à sortir du camp et, le soir, elle nous racontait, avec force détails, les plus belles histoires. Elle nous décrivait l'avenir qui l'attendait, avec un enthousiasme communicatif.

Un soir, Sonja n'est pas revenue. Elle n'avait pas disparu sans laisser de traces. On l'a retrouvée. Massacrée.

Sonja était morte.

La guerre était-elle finie?

La fête de la Libération

Les Japonais capitulèrent le 15 août 1945.
En octobre 1945, nous fûmes enfin vraiment délivrées.
L'armée néerlandaise s'empara du camp.
Il y eut un discours.
On chanta le Wilhelmus.

Je râlais ferme, de sentir mes yeux pleins de larmes. Mais L'hymne national confirmait notre libération. La guerre était donc vraiment finie. Après la cérémonie, je traînai çà et là dans le camp. Tout près de la cuisine, j'entendis crier, hurler, gémir, pleurer. Le bruit venait de derrière une clôture que mes regards n'avaient jamais franchie, car c'était le quartier des Japonais. Les Japonais étaient partis. À présent, j'osai regarder. Les mains liées à un poteau, un indigène était odieusement rossé.

Une fête de libération?

La feuille Orange

Fin octobre 1945. Il y avait du courrier pour nous. Un journal composé d'une seule feuille, recto-verso. Titre 'La feuille Orange'. Elle était adressée à notre nom.

Nous avons lu et relu ce journal. Mais pourquoi nous l'avait-on envoyé? De tout le camp, nous étions les seules à l'avoir reçu.

Nous l'étudiâmes de plus près encore. Tous les articles en furent épluchés. Phrase par phrase. Nous essayions de lire entre les lignes. Nous n'y comprenions rien. Le reste du baraquement, encore moins. Nous étalâmes le journal sur le châlit, comme un puzzle. Et alors, brusquement, tout devint clair. En tout petits caractères nous vîmes écrit: Imprimerie Straight Times-Singapore. Éditeur responsable... le nom de mon père.

Mon père vivait!

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