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Chapitre — VI

Tangerang. Le quatrième camp

Un mètre quatre-vingt sur deux mètres

1944, dernier trimestre. Nous débarquons au camp de Tangerang. Le quatrième depuis notre internement en 1942.



Notre interminable baraquement était d'une construction on ne peut plus simple. Quatre murs, un toit, le sol. À l'intérieur, et de chaque côté, courait sans interruption, à environ soixante centimètres du sol, une 'banquette à dormir', le châlit. Un mètre vingt-cinq plus haut se trouvait un second châlit. Le rez-de-chaussée (1) et le premier étage (1) (1) = en français dans le texte original étaient consolidés, tous les deux mètres, à la verticale, par des travées qui passaient d'oblique à travers le châlit. Et il y avait un étage supplémentaire, à quatre mètres du sol environ: du fil de fer tressé et fixé au toit. C'était le domaine des rongeurs. Des rats.

Qui dormait au-dessus pouvait atteindre sa place par une échelle raide. Une fois là-haut, il était possible de vivre debout. La lumière y pénétrait, grâce à des fenêtres grillagées. Ceux qui logeaient en bas étaient acculés à se mouvoir comme des reptiles, à se comporter comme des troglodytes. Il y faisait affreusement sombre.

Les femmes souhaitaient un peu d'isolement. Elles surent se débrouiller. Des cordes furent tendues, ou des fils de coton à tricoter, auxquels on suspendit des haillons. Chaque famille, chaque solitaire disposa ainsi de sa propre 'chambre', un espace fait de tentures de fortune et calculé au centimètre près, dans lequel il ne fallait pas s'appuyer contre le 'mur' sous peine d'entendre fuser les cris.

Au premier étage, il n'y avait pas de petits enfants, pas de vieilles femmes, pas d'invalides. C'était trop dangereux. Une fois grimpée au sommet de l'échelle, vous ne disposiez que d'un étroit couloir de dix centimètres pour gagner votre abri. Aucune balustrade de protection n'étant prévue, un faux pas et vous tombiez un mètre quatre-vingt-cinq plus bas.

Dans ce baraquement, on nous désigna une place d'angle, au premier étage, juste en face d'une large et haute ouverture pratiquée dans le mur: la 'porte' du local. Le territoire que nous devions partager à trois mesurait un mètre quatre-vingt sur deux mètres.

Manassé

Le déballage et l'installation étaient vite terminés! Nous étions donc là. Et maintenant, quoi? Ma mère m'envoya en reconnaissance. Où étaient les toilettes, et ceci, et cela. Je devais aussi rapporter de l'eau. Elle me donna un récipient à remplir.

Tangerang n'était pas aussi vaste que Grogol. L'ensemble était plus ramassé. Et les baraquements point isolés. De différentes grandeurs, ils formaient un rectangle, entourant une place avec un pendopo (sorte de préau) garni de quelques tables et bancs.

Un seul côté du rectangle, celui des misérables chambres, permettait de gagner, par deux passages, un autre groupe de baraquements, également disposés en rectangle.

À un angle, je me heurtai à quelque chose. Un petit être vivant. En place de visage, il avait un facies simiesque. Pas un seul cheveu sur la tête, le crâne était entièrement chauve. Et cela portait un long short blanc, avec une chemisette de même couleur. Il balançait les bras le long du corps, en me regardant avec des yeux très clairs, quasiment vitreux. L'étrange créature se mit à sauter d'un pied sur l'autre, à émettre des bruits indéfinissables, sans s'écarter d'un centimètre. J'aurais voulu m'enfuir, très loin, je restais figée, ne pouvant remuer le petit doigt. Je ne comprenais pas les sons qui sortaient de cet être, je voyais seulement le balancement tenace de ses bras et demeurais clouée au sol, folle de peur. Brusquement, la petite silhouette se détourna et disparut dans la direction d'où elle était arrivée. Je continuais à regarder de son côté, je voulais être certaine qu'elle ne reviendrait pas. Une fois persuadée du fait, je pris mes jambes à mon cou. Ma mère ne comprit pas grand' chose à ce que je lui racontais, seulement qu'il m'était arrivé une histoire horrible. J'étais sens dessus dessous. Elle s'en fut elle-même chercher de l'eau.

Il me fallut quelques jours pour oser partir en reconnaissance à travers le camp. Moi, 13 ans, j'avais peur de me retrouver à nouveau nez à nez avec l'apparition. Elle m'avait tellement effrayée que mon imagination lui avait donné des proportions qu'elle était loin d'atteindre.

Plus tard, quand je sus de qui il s'agissait, je fus rassurée.

C'était un être humain, un garçonnet, un petit Juif de dix ou onze ans. Il s'appelait Manassé. Sa mère était Irakienne. Manassé n'aurait pas fait de mal à une mouche. Manassé était gentil comme tout, mais Manassé était un enfant mongolien.

Un nouveau mot

Latrines (1) (1) en français dans le texte original.

C'est dans le camp de Tangerang que, pour la première fois, j'entendis le mot. Je trouvais qu'il sonnait bien. Les voyelles en étaient nettes, les consonnes roulaient sous la langue. Latrines. Un terme qui répondait parfaitement à sa signification. Il évoquait la merde.

Jusques et y compris Grogol, je n'avais connu que des toilettes privées. À Tjideng, un vrai w.c. avec un rouleau de papier et une chasse d'eau. Je tirais une chaîne et la cuvette était rincée. À Grogol, c'étaient de ces commodités dites françaises, sans papier, sans eau.

Cependant, je m'y retrouvais encore seule. À présent, nous avions des latrines, dans un long, étroit baraquement de bois, environ huit mètres sur un. L'intérieur comportait, sur toute sa longueur, un maigre couloir de cinquante centimètres de large, flanqué, un peu plus haut, d'une interminable rangée de trous, avec un bord juste prévu pour y poser les pieds, et entre chaque ouverture, une séparation de dix centimètres de hauteur, destinée à éviter les éclaboussures. En principe. Accroupie comme vos compagnes, vous pouviez tailler une bavette, bien à l'aise. À condition d'avoir le cœur à cela.

Ce n'était pas pour mon plaisir que j'allais aux latrines. J'attendais la dernière minute, j'y courais, j'y faisais en hâte ce que j'avais à faire et je m'enfuyais aussitôt. La puanteur y était insupportable. À dégueuler. L'eau, qu'il fallait apporter soi-même, devait exclusivement servir à votre usage personnel. Donc, pas à nettoyer les lieux, seulement à laver vos mains, après avoir torché votre postérieur.

Mais, quand j'avais terminé, il m'arrivait parfois de saluer mes voisines de latrines. Une séquelle de l'éducation d'avant-guerre.

Chrétiens - Juifs - Francs-maçons

Un des deux rectangles du camp de Tangerang était occupé par les Chrétiens ou ceux qui passaient pour, tels. Tous ces prisonniers-là avaient la peau blanche.

Je ne me suis rendue qu'une fois dans ce rectangle chrétien, c'était pour y faire du troc avec quelqu'un dont j'avais fait la connaissance pendant la corvée de jardinage. Nous nous étions entendues: ma ration de nourriture chaude contre de quoi écrire: crayon, gomme, papier.

'Ceux de l'autre rectangle' n'avaient de contact avec 'ceux de notre rectangle' que pendant le travail, où A l'infirmerie.

Notre rectangle était occupé par les Juifs de toutes nationalités, pratiquants ou non, et par les femmes ayant épousé des Juifs. C'est ainsi que nous comptions dans notre baraquement une Javanaise avec ses deux filles et dans un autre, une Chinoise avec son enfant.

Mais notre baraquement comptait aussi des femmes franc-maçonnes européennes que les Japonais obligeaient à partager le 'séjour' des Juives. Cette mise à l'écart des Juives et des franc-maçonnes était, bien entendu, le résultat de l'influence nazie. Deux communautés du même tonneau, et qui devaient, ensemble, être rejetées.

Chez nous, au premier étage, les rapports entre Juives et franc-maçonnes étaient sans problèmes.

Les intellectuelles

Juste au centre de notre long baraquement â deux niveaux se trouvaient de chaque côté un mur qui ne séparait que les châlits. Il y avait donc un passage bien réel, mais il ne servait à rien. Dans notre imagination, il était condamné par une construction solide, quoiqu'invisible.

Notre baraquement comptait ainsi deux sections chacune habitée par un groupe humain dont l'un ne voulait rien avoir à faire avec l'autre.

Personne ne franchissait le territoire de l'autre. Jamais. Même pas les enfants. Sous un même toit cohabitaient deux communautés chacune disposant de ses propres 'entrée' et 'sortie'.

L'autre communauté se composait en grande partie d'intellectuelles, instruites en toutes sortes de matières, avec ou sans titres. Ces bas-bleus et leurs enfants, brillants et doués, cela va de soi, n'étaient pas assez nombreux pour remplir la section qu'elles habitaient. La cité des 'sages' devait donc partager ses quartiers avec des gens du commun. De pauvres petites gens bien ordinaires qui comptaient pour du beurre, qui ne faisaient pas le poids. Les savantes éprouvaient pour nous, leurs voisines, les mêmes sentiments. Les universitaires ne faisaient exception que pour les franc-maçonnes de notre section, mais celles-ci préféraient ignorer ces pédantes.

Les 'intellectuelles' s'étaient elles-mêmes isolées dans une caste intouchable. Elles n'étaient cependant pas assez raisonnables pour s'entendre entre elles. Sans le moindre respect mutuel, on les entendait se quereller qui mieux, violemment, régulièrement, excitées en cela par leur progéniture. Les chers petits étaient le reflet orgueilleux de leurs mères. Et celles-ci se surpassaient en vexations profondes, en remarques blessantes. Bien sûr, elles n'en venaient pas aux mains. Tout se réglait en paroles, en des flots d'éloquence, en de péremptoires démonstrations. Habiles à manier le verbe, le prenant de très haut, elles s'insultaient en termes choisis, dans une langue polie, à la prononciation impeccable, au vocabulaire recherché.

Des circonstances imprévues, inhérentes à la vie concentrationnaire, venaient parfois les interrompre. Elles n'en étaient que très modérément troublées. La 'confrontation' — à vrai dire une vulgaire querelle — était simplement remise à plus tard.

Le troisième monde

Si l'on en croyait les intellectuelles, les gens ordinaires faisaient tache, portaient atteinte à la bienséance, étaient une erreur de la nature, constituaient un blâme pour la société. Ces moins-que-rien avaient juste le droit d'obéir. Ces moins-que-rien étaient traités en domestiques. Ces moins-que-riens servaient de boucs émissaires. Fort mesquinement, nos grandes lettrées se défoulaient sur les petites cendrillons.

Mais, chez madame S., elles tombaient mal. Madame S. ne se laissait pas faire. Soutenue par sa fille qui, pas plus qu'elle, ne mâchait ses mots, elle pouvait riposter dans un langage dont le bagou et la crudité méritaient un coup de chapeau. Madame S. avait été longtemps maraîchère en Hollande. On ne passait pas impunément devant son échoppe.

Grâce à elle, et à sa fille, les bas-bleus enrichirent leur connaissance de la langue verte. Grâce au passage prohibé imaginaire, notre section put mettre à profit ces leçons d'éloquence. Madame S. avait une voix puissante et pleine, celle de sa fille était haute et stridente.

Madame D.J., étiquetée de gauche, souffrait de se trouver parmi les intellectuelles, surtout à cause des théoriciennes de salon, qui voulaient sans cesse refaire le monde, et qui l'avaient reléguée dans le coin le plus éloigné du premier étage. Une place d'angle était toujours avantageuse, vous pouviez vous appuyer au mur, pas aux gens. Un mur ne bougeait pas, un mur ne parlait pas, un mur ne vous dérangeait pas.

Mais ce coin-là était quasiment considéré comme un coin de pénitence, une place de laissée pour compte.

La toujours pâle madame D.J., professeur de son métier, était une excellente personne. Aimable, douce, sensible. Quand elle en avait le temps, elle me donnait des leçons, me parlait des écrivains néerlandais, Multatuli, Van Schendel, Den Doolaard, d'autres encore. Ces cours se donnaient dans sa chambre de chiffons. Mais je ne m'y sentais pas à l'aise. Non par sa faute, mais par celle des prétentieuses.

Madame D.J. et sa petite A., une fillette d'environ huit ans, étaient méprisées, niées. Aucune corvée n'était épargnée à la pauvre femme, peu importait que ses jambes fussent toujours couvertes d'ulcères.

Il ne lui venait pas à l'esprit de se rebiffer. Sans doute surtout parce qu'elle savait que sa petite fille payerait les pots cassés, dès qu'elle l'aurait quittée pour accomplir l'une ou l'autre corvée. La pitié ne faisait pas partie du vocabulaire de l'élite. Nebbisch (la miséricorde), encore moins.

Madame S. logeait en bas, à gauche. Madame D.J. en haut, à droite. Deux mondes différents. Séparés par un troisième.

Partage équitable

La caste des intellectuelles qui partageait notre toit - et rien de plus - avait élaboré un système très compliqué pour la distribution de l'unique, dérisoire repas chaud que l'on nous accordait chaque jour. Ingénieux en théorie, il s'avérait inapplicable en pratique. Donc, dans leur section, on en était arrivé à cette conclusion: que chacun avait à son tour le droit et le devoir de servir la nourriture. Personne n'avait songé à de possibles refus, à d'éventuelles inaptitudes. La question était: a-t-on le droit de décliner? Si oui, a-t-on le devoir de désigner quelqu'un d'autre? Et si ce droit n'est pas accordé, est-ce le devoir des autres de désigner quelqu'un? Enfin, ces autres ont-ils le devoir de transmettre le droit de la corvée de distribution? Dans l'affirmative, à qui? Au suivant? Au gagnant d'un tirage au sort? La section comptait beaucoup d'avocats, mais pas un seul juge.

Le partage lui-même était une affaire plutôt épineuse. On ne distribuait pas de portions, on ne puisait pas à la louche, on servait.

Parcimonieusement. D'abord le rang A, de un à autant inclus, ensuite le rang B, de un à autant, enfin le rang C puis D, et ainsi de suite.

Après cela, on criait une nouvelle fois les lettres de l'alphabet, et les numéros d'ordre. L'opération se répétant jusqu'à ce que les marmites soient vides. Le partage du repas chaud, devenu entre-temps repas froid, était inévitablement interrompu par des discussions, des contestations, des disputes. Cela allait parfois si loin que la portion déjà distribuée devait être remise dans la marmite afin de pouvoir recommencer à peser et à mesurer. Et cette méthode de partage entraînait encore d'autres problèmes insolubles. Hier, nous en étions restés à la lettre F, numéro 10. Aujourd'hui, c'est donc le tour de G, numéro 1. Mais, hier, on servait du sajoer assem (soupe de légumes au jus de tamarinier) et aujourd'hui on sert du sajoer lodeh (soupe de légumes au jus de coco). Ne fallait-il pas attendre que revînt le sajoer assem pour commencer au numéro 1 du rang G? Avec leur système, elles auraient dû pouvoir disposer d'une cuisinière électrique et d'un ordinateur.

Yoga

L'officier japonais en fonction à Tangerang était un mélomane entiché de musique occidentale. C'était aussi un grand amateur de bergers allemands. Un de ces chiens avait toutes ses faveurs. Il lui avait appris à écouter silencieusement la musique, et se montrait très fier du résultat obtenu.

Pour son plaisir personnel, cet officier japonais organisait des concerts auxquels les internées avaient le grand honneur d'être conviées, admises à partager le contentement du chien et de son maître.

Ces concerts atteignaient un niveau exceptionnel. Dans le rectangle des Juives - que les autres appelaient le coin juif — se trouvaient des artistes de renom international. L'une d'entre elles, une pianiste hongroise ou roumaine dont j'ai oublié le nom, était très aimée du public.

À la barbe du mélomane, entre Bach, Mozart, Liszt, Chopin ou Schuman, elle parvenait toujours à glisser quelques mesures du Wilhelmus, de chants hébreux, voire d'airs yiddish. Nous en avions chaud au cœur et l'organisateur des concerts n'y voyait que du feu.

Un même succès était remporté par les deux virtuoses bien connues, le violoniste S.G. et la pianiste L.K. tous deux se trouvaient en tournée dans l'Archipel lorsque la guerre les y avait surpris.

L.K. logeait dans notre baraquement, également au premier, à quelques places de la mienne. Elle vivait très retirée, à l'abri des chiffons qui délimitaient son domaine. Elle ne s'occupait de personne, et personne ne se hasardait à l'approcher. Je ne me souviens pas d'avoir entendu le son de sa voix.

Mais je sais trois choses d'elle: c'était une brillante pianiste, elle n'avait de contacts qu'avec une Hongroise d'un autre baraquement, et elle faisait du yoga.

Ce yoga passait pour une excentricité. Les artistes ne sont-ils pas comme des enfants, bizarres, irresponsables? Une personne normale ne faisait pas de yoga, et certainement pas dans un camp de concentration.

Et moi de chercher à savoir ce qu'était le yoga. Mais personne ne le savait au juste. Et je n'osais pas le demander à L.K. en personne. Quand je la côtoyais, elle avait toujours un air absent. On ne dérange pas quelqu'un de pareil, on ne l'ennuie pas.

Frau M., qui habitait à l'entrée de notre salle, savait ce qu'était le yoga. Frau M. portait un bracelet contre les rhumatismes, et un anneau contre je ne sais plus quoi. Elle parlait néerlandais avec un accent allemand. Elle connaissait un tas d'histoires sur les questions de l'existence, les rapports de l'âme avec le corps, les forces naturelles et surnaturelles. Frau M. pouvait tout expliquer en lui donnant un sens mystérieux et, bien que parfois incapable de la suivre, je l'écoutais. J'appris ainsi que le yoga est une gymnastique hindoue qui consiste à adopter certaines attitudes et à les garder le plus longtemps possible, oui, même pendant des heures, avec dévotion. Une religion, en somme. Ma connaissance des religions s'était singulièrement étendue depuis la guerre: notamment grâce aux musulmans, aux brahmanes, et surtout aux superstitions, mais le yoga était quelque chose de nouveau.

Les explications de Frau M. avaient beau recouper ce que certains avaient surpris chez L.K., lorsque ses tentures de chiffons n'étaient pas bien closes, la gymnastique et la prière me semblaient assez incompatibles. Cela me passait par-dessus la tête. Comment pouvait-on allier deux activités aussi totalement différentes? L'une relevant du corps et l'autre de l'esprit? L.K. était-elle vraiment ce qu'on prétendait, une personne extravagante? Je l'admirais, j'aurais tant aimé la comprendre, je n'y parvenais pas. Je finis par renoncer. À mes yeux, le yoga et L.K. ne représentèrent bientôt plus qu'une seule et même énigme.

Szymon-Simon-Sjimme

Le célèbre violoniste S.G. et son épouse, qui était aussi son accompagnatrice, avaient leur chambre dans le rectangle juif, où ils voisinaient avec les mères des bébés et leurs petits.

La situation exceptionnelle des G. avait fait de ce couple la bête noire de la plupart des femmes. Excepté le docteur, tous les Européens de plus de dix ans avaient été bannis du camp. Nos ennemis les Japonais étaient seuls à représenter l'autre sexe.

Si les concerts des G. étaient écoutés avec plaisir, une certaine jalousie existait néanmoins envers eux. La réaction typique 'Pourquoi eux, pourquoi pas nous?' ne manquait pas de se faire sentir. D'un médecin, soit, on pouvait encore admettre qu'il ait sa femme près de lui. D'un artiste, la pilule passait moins bien.

Les femmes de Tangerang allaient-elles jusqu'à souhaiter voir madame G. et la femme du docteur dans la salle commune, et les deux maris dans la même chambre? Ne comprenaient-elles pas que les G. étaient exploités par la propagande japonaise? Ne servaient, en effet, qu'A celle-ci? J'ai vu comment les Japonais photographiaient et filmaient S.G., avec ou sans son violon, avec ou sans sa femme, et dans le jardin des fleurs avec ou sans gants, tandis qu'il devait manipuler un râteau. Je ne devais pourtant pas être seule à voir cela.

Quand, après quelques mois, S.G. finit tout de même par être déplacé dans un autre camp, madame G. dut quitter sa chambre et prit place dans notre dortoir où elle se trouvait en face de L.K., la pianiste virtuose.

La distance psychologique que peut prendre un groupe à l'égard d'une nouvelle venue fut, en cette occasion, également très typique. Si madame G. avait sa place, elle-même ne fut jamais acceptée. À dire vrai, j'ignore si elle le souhaitait.

Elle m'apparaissait comme très différente des femmes que j'avais rencontrées jusqu'ici dans les camps.

Elle semblait considérer la vie concentrationnaire comme un aléa provisoire, un entr'acte accidentel, une période de transition. Ses faits et gestes, sa façon de parler, bref, tout son comportement en témoignaient.

Mais elle avait un souci: les mains de son mari. C'était sa préoccupation majeure, elles lui causaient les plus vives inquiétudes. S'il pouvait tenir bon, maintenant qu'il était seul, s'il pouvait continuer à refuser tout travail manuel. Il ne pouvait à aucun prix les abîmer, ses mains. Ses mains dont chaque doigt appartenait la musique, au monde.

En fait d'éducation et de culture, ma mère et madame G. n'avaient rien de commun. Mais elles se sont rencontrées dans leur judéité, et dans l'absence de leur mari. L'une parlait de Simon, rédacteur en chef d'un hebdomadaire, né aux Pays-Bas, l'autre de Szymon, violoniste célèbre, né en Pologne. Mais, le plus souvent, quand elles se faisaient des confidences, c'était à propos de leur 'Sjimme'. Sjimme, le diminutif juif de Simon. Il émanait une sorte de sérénité de ces deux femmes bavardant à mi-voix et tellement absorbée par leur conversation qu'a ce moment les autres n'existaient plus pour elles.

Le docteur se tenait les fesses

Appel punitif pour notre rectangle. Chacun devait se tenir devant son baraquement. Sur deux files, le visage tourné vers le centre du terrain où les Japonais délibéraient avec l'interprète et la responsable européenne du camp.

L'interprète nous fit savoir: 1. Que rassemblée' allait inspecter tous les baraquements. 2. Qu'après la cérémonie du salut, les occupants du baraquement où s'effectuait le contrôle devaient demeurer immobiles, attentifs, jusqu'à la fin de la visite. 3. Que les occupants des chambres et des baraquements encore à inspecter pouvaient attendre leur tour en position de repos.

Le docteur fut prié d'accompagner l'honorable compagnie. Ils allèrent.

Dès l'inspection du premier baraquement, nous avions compris qu'il s'agissait des malades. Ceux qui ne pouvaient vraiment pas tenir sur leurs jambes reçurent l'autorisation de rester couchés. Les autres durent se lever. Ignominieux qu'ils étaient, on les fit rester debout, position fixe, devant les deux files, attendant ce qui allait suivre.

Quand le contrôle des baraquements fut terminé, le commandant japonais nous fit un discours. Pas un mot sur la nourriture, l'habillement, les médicaments, la surpopulation, les aberrantes conditions hygiéniques. Pas un mot. L'allocution ne portait que sur ce fait: si nous étions malades, c'était notre faute. N'étions-nous pas insatisfaits, incapables, paresseux, sales, dégoûtants? Et les grands coupables ...

Puis, la chose se produisit. Le docteur reçut une correction. Comme cela, tout à coup. Alors que personne ne s'y attendait. On le frappa. Non pas à mort, non pas jusqu'à la torture, mais de manière presque guignolesque et ce, longtemps pour que tous aient l'occasion de jouir du spectacle.

Au début, nous entendîmes ça et là un "Oh" de stupéfaction, aussi quelques petits cris anxieux. Puis, plus rien. Le silence. Jusqu'aux petits enfants qui regardaient sans broncher, immobiles, tendus.

D'abord le docteur mit les mains devant sa figure puis tenta de se protéger le corps. Une attitude ridicule, et qui ne servait à rien. En fin de compte, il se protégea les fesses tâchant d'éviter les coups, courant autour du petit groupe, au milieu du terrain. Il essayait de s'échapper, il était repris, de nouveau encerclé. Se tenant toujours les fesses.

Dieu, ce que j'avais honte. Le seul homme blanc de ce camp de femmes se protégeait le derrière comme un petit garçon.

Les Irakiennes

Un des baraquements de notre rectangle était peuplé exclusivement de Juives irakiennes originaires de Soerabaja, où, avant la guerre, elles, leurs maris, leurs frères et pères faisaient du commerce sur le marché.

Des Irakiennes! Des gens pleins de feu, vêtus un peu comme des Tziganes. Personne ne se hasardait dans leur baraquement qui, même le jour, restait plongé dans l'obscurité. Il y régnait toujours de l'animation. Il s'y passait toujours quelque chose. Elles exprimaient bruyamment tous leurs états d'âme. Les femmes en venaient régulièrement aux mains. Dans un tapage infernal, gémissant, pleurnichant, elles se rossaient furieusement l'une l'autre avec tout ce qui leur tombait sous la main. Quand elles n'attrapaient rien, elles y allaient de leurs poings, voire de leurs dents. Mais si l'une d'elles était prise a partie par quelqu'un d'un autre baraquement, toutes se liguaient aussitôt, formant bloc, en une force indomptable, indissoluble. En ces circonstances, mieux valait ne pas intervenir, mieux valait regarder ailleurs: les coups se perdaient trop facilement. Oui, le mieux était encore de se tenir assez loin d'elles.

Les Irakiennes préféraient n'avoir à faire qu'avec celles de leur groupe, et s'arrangeaient pour qu'il en soit ainsi. S'il arrivait — rarement — que quelqu'un tentât d'être leur amie, tout le monde, sans distinction, évitait d'être leur ennemie.

Les enfants du camp avaient ordre de ne pas fréquenter les enfants irakiens de leur âge. La commune irakienne abritait des chats sauvages, à ne pas prendre avec des pincettes. Des furies. Il n'y avait qu'elles pour dire 'Crève!' de cette façon et celles à qui elles le souhaitent pouvaient toujours courir. Même les Japonais aimaient mieux les éviter, et, pendant leurs rondes, il leur arrivait souvent de passer outre le baraquement irakien.

La crainte faisait donc que les Irakiennes étaient respectueusement évitées, et cela leur convenait. Comment elles s'y prenaient, comment elles en trouvaient le culot, je n'en sais rien, mais, la nuit, derrière les latrines, au-dessus de la clôture, elles contactaient des indigènes et troquaient tout ce qu'elles possédaient pour avoir à manger.

Les Irakiennes ne respectaient que la femme du rabbin. Elles crachaient sur toutes les autres, au propre comme au figuré, et elles n'avaient pas tort. Si quelque chose disparaissait, si quelque incident survenait, on les tenait immédiatement pour responsables. Même dans nos camps, on trouvait du racisme.

Pour les occupants du camp, les Irakiennes faisaient problème. Pour les Japonais également, mais sans doute était-ce pour eux l'unique problème. C'était aux Allemands que revenait l'idée d'avoir fait venir les Irakiennes juives de Soerabaja dans la section juive du camp de Tangerang. Mais les Japonais en restaient perplexes. Physiquement, les Irakiennes leur semblaient différentes, et leur comportement non plus n'avait rien à voir avec celui des autres détenues. Ces Irakiennes n'étaient pas des Occidentales, elles n'étaient pas des blanches. Les Européennes à la peau pâle méritaient le mépris nippon, les Irakiennes, non.

Est-ce que les Japonais acceptaient mieux les Irakiennes, pour faire enrager les Blancs, parce qu'il n'y avait pas assez de gardiens pour maintenir en respect les fureurs irakiennes, pour contrarier les Allemands qui après tout, étaient aussi des Blancs, ou simplement pour s'épargner du 'soesa' (souci), quoi qu'il en fût, les Irakiennes obtinrent des Japonais d'avoir une cuisine kasher.

Seules les Irakiennes suivaient à la lettre les préceptes de la religion juive. Y adapter leur comportement était encore autre chose. On n'en prenait que ce qu'il fallait absolument — et encore. À quelques exceptions près, les autres Juives du camp étaient libres-penseuses.

Donc, les Irakiennes souhaitaient une cuisine kasher. Les Irakiennes étaient si convaincues de leur bon droit qu'elles auraient trouvé la force de soulever des montagnes. Elles eurent leur cuisine kasher. Une cuisine tout à fait indépendante, contrôlée uniquement par elles, depuis les préparatifs des repas jusqu'à leur distribution.

Le terme 'kasher' était, bien entendu, absurde. Mais les Irakiennes ne raisonnaient pas ainsi. À la guerre comme à la guerre, il y avait des accommodements avec le ciel.

Après coup, avec le temps, je crois que les Irakiennes tenaient à cette cuisine kasher parce que c'était le seul moyen de préparer les vivres obtenus en cachette. Cela expliquerait pourquoi la femme du rabbin eut tant de peine à obtenir que les quelques Juives pieuses du camp pussent aussi profiter de ces repas préparés selon les préceptes.

La broche de ma mère

Régulièrement, à travers le camp, on proclamait l'ordre de livrer les bijoux et les pierres précieuses. Ce fut d'abord le tour des montres. Ensuite, des bijoux en argent. Vint enfin l'or, bientôt suivi des diamants. La dernière demande portait sur le platine.

Il n'y avait pas grand' chose à livrer. Les femmes avaient déjà presque tout vendu. Pendant la période de transition, lorsque les hommes avaient déjà été emmenés, et qu'il n'y avait plus de travail, on avait fait du troc avec les Européens, les Chinois et les Indonésiens: des bijoux contre l'argent nécessaire à manger, à payer le loyer, l'eau, l'électricité, et tout le reste.

À l'occasion de leurs noces de cuivre, mon père avait offert une broche à ma mère. Une broche de pierre brillantes transparentes, la plus grosse au milieu, les plus petites de chaque côté. Quand je jouais avec elle, j'y voyais diverses formes: des triangles, des carrés, des trapèzes. Je la trouvais merveilleusement belle, mais, ce que je préférais, c'était encore la fermeture de sûreté: une fine petite chaîne d'argent, munie d'un i petit crochet en argent, que l'on fixait dans un petit étui en argent. C'est à cette fermeture de sûreté qu'allait mon plus vif étonnement, ma plus grande admiration. Je la trouvais tout à fait sensationnelle. À Bruxelles, mes broches de fillette n'en étaient pas équipées.

Dans le premier camp, ma mère avait maquillé sa broche. Avec une belle patience, elle l'avait dissimulée dans un peu de tissu blanc, sur lequel elle avait brodé des roses rouges et des feuilles vertes. Le genre de broche que portent des dames romantiques au moment où elles prennent de l'âge. Anxieusement préservée, la broche devint une réserve pour les jours mauvais, pour une situation extrêmement critique. Qui sait peut-être qu'un jour elle serait notre salut. La broche, bouée de sauvetage.

Quand on demanda les diamants et le platine, ma mère se méfiait. L'annonce disait qu'ils pouvaient être échangés contre de la nourriture.

Pouvait-on en croire les Japonais?

Pour moi, c'était non, pour ma sœur, oui, pour ma mère un point d'interrogation. Oserait-elle demander conseil aux voisines? On décida de ne pas parler avec les codétenues.

Ma mère hésita longtemps. Elle résolut enfin de laisser tranquillement la broche sous son masque de broderie et de livrer plutôt une montre de dame, avec un bracelet en platine.

Quelques heures plus tard, elle dut se rendre au bureau des Japonais. Il arrivait rarement que quelqu'un fût convoqué toutes portes closes. Allait-on la punir, parce qu'elle n'avait pas donné signe plus tôt? Ma sœur et moi étions mortellement inquiètes. Nous sommes allées faire le guet. En silence, en sueur. C'est fou de voir comme les minutes peuvent sembler des heures lorsqu'on a peur.

Finalement, ma mère revint. Les bras chargés. Chargés de sucre et de café! Annie et moi tremblions d'excitation. Dans le dortoir régnait une atmosphère de nervosité. Tout le monde s'approchait de nous, l'évènement était commenté sur un ton fébrile à voix stridente, précipitée. Cela ne dura pas longtemps. Ma mère monta dans notre coin-couchettes. Nous la suivîmes. Elle ferma résolument les tentures.

Et nous étions là, toutes les trois, isolées des autres. Isolées par quelques chiffons, mais surtout par la possession de sucre et de café.

À côté de nous, en dessous, en face, nous entendions chuchoter. La jalousie rampait multiple. Vers nous.

Tant que dura la provision, ma mère offrit du café, chaque dimanche, aux gens de notre baraquement. Le sucre, elle le gardait pour ses enfants.

S'instruire

Je voulais m'instruire. J'avais terriblement peur de rester ignorante. Les années passaient. Comment pouvoir jamais rattraper le temps perdu? Je voulais m'instruire, mais je n'avais pas de livres scolaires. Les seules choses que je possédais, c'étaient une grande feuille de papier, un crayon et une gomme. Quand on me donnait une leçon, je l'écrivais très légèrement appuyant à peine sur le crayon. Une fois la leçon connue, j'effaçais le tout, et j'avais de nouveau une feuille vide.

Obtenir des leçons était difficile. Il y avait assez de professeurs, mais elles n'avaient pas la tête à cela. Parfois cependant, j'y suis parvenue. Très irrégulièrement. Mais j'ai fini par renoncer. J'étais trop fatiguée. Je me laissais aller. D'ailleurs je n'avais plus de mémoire. Je m'abrutissais. Je ne parvenais plus à retenir quoi que ce soit. Cela avait commencé avec des difficultés emmagasiner la matière, pendant la leçon même, ensuite, je pus à peine me souvenir d'avoir reçu une leçon, plus tard, j'oubliai de m'y rendre. J'ai abandonné définitivement après la scène que me fit un professeur. Elle, qui voulait bien se donner la peine, et moi qui étais trop paresseuse pour étudier. La coupe débordait. Je trouvais que c'était injuste, j'étais profondément blessée et, en même temps, un peu honteuse. Mais je ne pus rien répondre. Je ne comprenais pas ce qui se passait en moi. J'étais incapable de l'expliquer. Beaucoup plus tard, ce professeur vint s'excuser. Elle connaissait les mêmes symptômes, elle aussi perdait la mémoire. Ce fut une consolation. Une maigre consolation.

Le serpent

Mis à part certains bruits inévitables, et naturels, le baraquement des latrines était silencieux. Cependant que j'y étais accroupie, quelque chose glissa lentement, de l'extérieur, sous la paroi. Un serpent! Mes sphincters se fermèrent aussitôt, puis se rouvrirent ... Plus question de me torcher. Un serpent. Il fallait fuir. Tout le monde voulait en faire autant. Aussi vite que possible. Nous n'avions rien pour le tuer, rien que nos inutiles mains nues. Rien ici, rien non plus dans les baraquements.

Quelqu'un se précipita chez le chef de camp. Un Japonais s'amena. Il frappa la bête, la tua. Nous regardions, à distance. Non à cause du Japonais, à cause du serpent.

Depuis ce jour, j'ai fait le maximum pour occuper aux latrines la place qui se trouvait le plus près de l'entrée. Tout le monde devait passer devant moi, mais j'aimais encore mieux cela que de me trouver nez à nez avec un serpent, et de ne pas pouvoir prendre assez vite mes jambes à mon cou.

Du blanc au jaune

Il n'était tenu aucun compte de la croissance des enfants. Elle ne se trouvait pas au programme des camps japonais. Chacun recevait la même pitance, dépourvue de valeur nutritive. Tout le monde en recevait trop peu. Aucun estomac n'était rassasié.

J'étais fatiguée. Fatiguée par la faim. Fatiguée par le travail. Un travail au-dessus de mes forces. Je souffrais de terribles maux de dos. Me lever, m'asseoir, me pencher, me coucher, tout m'était une torture. Mes muscles étaient gonflés et tendus comme des cordages de navire. Je m'étais moi-même astreinte à trop de travail, et trop pénible. Mais je préférais cela au temps vide du baraquement. 'Filer' était ma devise.

Je fus admise à l'infirmerie située dans le rectangle chrétien. Le docteur espérait que le repos me ferait du bien. Des semaines durant, je suis restée couchée. À plat sur le dos. À plat sur une planche. À plat vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cet interminable traitement ne m'a pas guérie. Je n'étais même plus en état de m'asseoir, de me lever, de marcher. J'étais devenue aussi blanche que le drap qui me couvrait.

On me ramena au baraquement sur un brancard, on me hissa au premier étage. Une gentille kinésithérapeute, Madame?, promit de venir chaque jour, jusqu'à ce que je puisse de nouveau marcher. Bien que tordue par la douleur, je voyais, grâce à elle, l'avenir avec confiance. Vu les circonstances, me tenir debout sur mes deux jambes me paraissait très important.

Quelques jours après mon retour au baraquement, ma peau trop blanche devint jaune, le blanc de mes yeux devint jaune, mon blanc pipi devint jaune. Du blanc livide, j'étais passée au jaune blafard. J'avais une hépatite. Nous ne disposions d'aucun médicament. Me reposer était le seul moyen de guérir.

J'étais liquidée. J'en avais marre des maux de dos, ras-le-bol de la jaunisse. Les perspectives de l'existence, les valeurs de l'existence, les satisfactions de l'existence, les conditions de l'existence, tout devait se vivre sur un espace de 60 cm. Avec ma peau jaune, je ne voyais vraiment plus la vie en rose.

Les rats

Je restais toute la journée étendue sur mon châlit. Je restais toute la journée à regarder les rats. Ils habitaient au-dessus de notre tête. Leur étage était fait de fil de fer tressé, fixé au toit.

Ou bien ils se tenaient tranquilles, pressés l'un contre l'autre, comme s'ils avaient froid, en une masse frémissante, une espèce de poumon géant. Ou bien ils trottaient sans but, allant et venant, se poursuivant, se rattrapant, se dépassant, se séparant, se battant, tout en n'arrêtant pas de pépier. Cet incessant pépiement résonnait comme un cri d'alarme, comme un glapissement d'angoisse.

J'étais toujours surprise de voir la promptitude, la soudaineté avec laquelle changeait leur comportement. En quelques secondes ils paraissaient devenir fous, ils basculaient dans une démence collective.

J'étais morte de peur à l'idée de les voir se précipiter du toit. Qu'un rat pût s'écraser, je ne le craignais pas. Qu'un rat, mort ou vif, tombât sur quelqu'un d'autre, cela m'était égal. Mais qu'un rat vînt atterrir sur moi, sur moi, juste au moment où je ne serais pas attentive, l'idée en était terrifiante.

Pas un seul rat ne tombait de son 'étage'. Pattes et queues agrippaient le fil de fer tressé avec une extraordinaire sûreté. Je me mis à voir dans les rats, non seulement des animaux très adroits, mais aussi des créatures inachevées. De mon châlit, je ne voyais que le bas de leur corps, leur ventre, leurs griffes, leur queue, leurs bajoues.

La nuit, les rats descendaient. Je leur livrais des combats imaginaires. Je dormais, et pourtant j'étais éveillée. Je ne voulais pas être mordue par un rat, et les rats s'en étaient déjà pris à des orteils. Je ne voulais pas être grugée par les rats, les rats étaient des voleurs.

Ils nous dérobaient les misérables restes de nourriture épargnés avec tant de peine.

Les rats.

Combien je les craignais, ces disgracieux, ces répugnants acrobates.

La femme du rabbin

Je trouvais que nous devions agir, faire quelque chose. Dieu n'était pas satisfait de ses enfants les hommes et IL nous le faisait comprendre. Voilà la cause de la guerre. Voilà la raison pour laquelle nous nous trouvions dans un camp. Les gens n'avaient pas assez tenu compte de son existence. Et Dieu existait. LUI seul pouvait ainsi punir. LUI seul pouvait aussi nous sauver. J'essayais de me le représenter, un homme, un aimable vieillard. Mais je n'y parvins pas. À vrai dire, je trouvais sa façon de punir assez atroce, dépourvue de toute miséricorde. LUI, Dieu, avait quelque chose de pervers, de sadique. LUI qui disposait d'une infinie puissance pour répandre le bien, employait cette même puissance pour détruire d'un coup tout ce qui était bon. Il m'était difficile d'accepter une telle dualité. LUI, Dieu, était effectivement tout-puissant. Tout-Puissant dans le bien. Tout-Puissant dans le mal. D'une part, je le respectais. D'autre part, je le craignais, je le haïssais, tout en essayant de refouler ces deux sentiments.

Et si chacun se remettait à croire en Dieu, à se confier en lui? Si chacun priait? Il nous pardonnerait, à coup sûr.

Je pris le taureau par les cornes. Je commençai par moi-même. Je me mis à prier. Comme, de toute façon, il n'y avait pas grand' chose à faire pour me raisonner, ma mère ne dit rien. Je me mis à croire. J'avais la foi. Je m'y laissai aller, totalement, soutenue par la femme du rabbin qui avait eu pitié de moi.

La femme du rabbin me donna des leçons de religion. Elle m'apprenait aussi l'hébreu. Elle m'offrit un livre de prières en format de poche. Je chérissais le petit volume. Il était relié en cuir véritable et les prières étaient imprimées sur un doux papier bible. J'étais follement heureuse de ce précieux cadeau. Maintenant, je possédais aussi un livre. Un livre. Un trésor.

J'aimais beaucoup la femme du rabbin. J'aimais sa gentillesse. J'y consens, elle avait l'air négligé, peu soigné, mais sa tête était toujours couverte, selon les prescriptions juives. Elles étaient profondément pieuses. Je l'admirais. Je la voyais dans un halo de pureté.

Grâce à elle, je fus inscrite à la cuisine kasher du camp. Fièrement, je prenais place dans les rangs des fidèles. J'avais l'impression d'apporter une pierre l'édification du royaume d'où Dieu ferait descendre sa Grâce. Je mangeais des aliments préparés selon la loi mosaïque.

Je me sentais contente, mais je trouvais que Dieu aurait pu se montrer moins chiche avec les portions.

Le berceau sans visites

ELLE, une jeune femme, blonde, grande, bien dans sa peau. Et qui attendait un bébé. Toutes les détenues adultes à Grogol parlaient d'elle. Personne ne savait rien de précis.

Je l'ai revue à Tangerang. ELLE, l'unique femme avoir un enfant japonais. Un Eurasien.

ELLE, dans sa petite chambre qu'elle quittait rarement, vivait tout à fait à l'écart. En fait, elle avait peur.

ELLE, qui n'était pas juive. Pourtant, on l'avait mise dans le rectangle juif. Peut-être n'y avait-il pas de chambres individuelles dans le rectangle chrétien, peut-être les chrétiens ne voulaient-ils pas d'elle, peut-être était-ce une punition? Ou était-ce une question d'organisation? Il était plus facile pour le docteur d'aller voir les deux nouveau-nés dans la même section.

ELLE, qui était montrée du doigt. Autour de qui l'on chuchotait. Quel scandale. Maudite la femme par qui la faute est arrivée. ELLE, qu'on évitait comme une brebis galeuse.

ELLE, qui semblait incapable de faire du mal à une mouche. Une brave fille. Naïve. Avec, au coin des lèvres, toujours un tremblement, comme si elle attendait l'occasion de pouvoir sourire.

Son rejeton était laid comme un pou, aussi laid que le nourrisson de la chambre voisine. Mais celui-là était le fruit d'un couple juif. Il était choyé par la mère, par la grand-mère, par la tante et par les autres. Devant le berceau de cette petite créature, les compagnes de camp restaient attendries. Personne ne rendait visite à l'autre berceau.

Lydia

Un nouveau convoi était arrivé au camp: des femmes et des enfants de Bandoeng et des Juifs d'un peu partout. Lydia était parmi eux.

Lydia avait mon âge. Attirées par la similitude de nos noms, nous étions devenues de grandes amies. Ensemble, nous faisions des projets pour plus tard. Plus tard, quand nous serions de retour. De retour. À présent, nous étions absentes, c'est du moins ce que nous ressentions, sans jamais en dire plus. Nous avons décidé d'aller étudier en Hollande, nous avons décidé de vivre ensemble, de toujours nous aider mutuellement, de nous soutenir l'une l'autre pour pouvoir rattraper le temps perdu. Le plus vite possible. Nous bavardions pendant des heures. Nous parlions des jours durant. Aussi pour qu'ils passent.

Que nous étions heureuses, Lydia et moi, d'être de nouveau dans le même camp. Devenues un peu étrangères l'une à l'autre, bien sûr, ayant vécu des existences séparées et différentes, marquées par de nouvelles expériences. Peu de temps après son arrivée, Lydia tomba malade. Trois jours après son entrée dans le baraquement d'infirmerie elle mourut.

Lydia fut exposée sur son lit de mort. Je n'avais encore jamais vu cela. Des gens tués, des victimes de morts violentes, oui, je connaissais. Ceux-là avaient été surpris dans telle ou telle attitude, encore vêtus selon la tâche à laquelle ils étaient occupés, le rôle qu'ils étaient en train de jouer, quelques secondes avant. Des soldats, des paysans, des réfugiés, des enfants. Parfois couverts de sang, ou les membres arrachés. Cette réalité, avais été confrontée d'un jour à l'autre, si brusquement qu'il m'eût bien fallu l'accepter. Elle faisait partie de la guerre.

Mais Lydia, avec son petit visage de marbre gris-rose, avec ses petites boucles d'un noir de jais, dans un lit, SOUS un drap blanc, les mains jointes sur une fleur, c'était autre chose. Sans appel, vif, perfide. Non, ce n'était pas possible, c'était trop injuste. C'était à en mourir moi-même.

Lydia dormait. Lydia ne pouvait pas être morte. Les autres se trompaient. Je désirais, je voulus qu'elle dormît. Mais Lydia ne dormait pas.

Lydia était morte. On la mit sur une charrette. J'ai pu suivre le convoi jusqu'à la porte extérieure.

Le grand jardin qui se trouvait entre la porte intérieure et la porte extérieure était plein de parterres de fleurs aux couleurs très vives.

C'est dans ce jardin qu'on me faisait travailler. Tous les jours. Corvées de jardinage, à plusieurs. Travailler sans lever la tête. Ne pas perdre de temps. Pas de temps pour jouir des fleurs. Elles étaient exclusivement réservées au plaisir des yeux nippons. Mais, à présent, il n'y avait personne. Un monde vide, paisible, calme, silencieux.

La charrette franchit la porte extérieure. Aucun Japonais en vue. Aucun.

J'étais seule. Je me sentais moche, je me sentais bien. J'identifiais la mort de Lydia avec un monde de fleurs entre deux portes.

En déplacement

Printemps 1945. Tout le camp de Tangerang fut déplacé. Comme les autres fois, on nous prit une partie des maigres biens qui nous restaient encore. Ce fut le tour de mon petit livre de prières. Pleine d'amertume en donnant l'unique livre que je possédais, je livrai en même temps ma foi en Dieu.

Du déplacement lui-même, je ne sais plus rien. Seulement de l'arrivée et de l'accueil des Japonais. Les deux avaient beaucoup de points communs avec ceux de Tjideng II, sous le commandement de Sonei. C'était sinistre de nous entendre imputer le retard avec lequel nous étions arrivées. Et il nous faudrait payer le fait d'être dans ce camp, où nous leur donnerions du mal, comme s'ils n'avaient pas mieux à faire.

S'excitant l'un l'autre, hennissant de colère, les Japonais énumérèrent ce qui nous attendait. Cela ne promettait rien de bon. Nous laissions passer, amorphes. Déprimées, oppressées, abattues, nous sommes entrées dans le nouveau camp. Le camp d'Adek. Le cinquième.

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