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Chapitre — VII

Notes

La salle d'attente

Le bruit même de la guerre, nous n'en savions pas grand' chose à Batavia et environs. Pas de bombardements, pas de fusillades. Et nous en ignorions tout. Nous vivions totalement â l'écart, totalement enfermées. Les détenues venant d'un autre camp ne connaissaient d'autres informations que les petits faits-divers concernant leurs compagnes de sort. Les événements du monde extérieur ne pénétraient pas dans l'enceinte des camps. On n'avait pas de nouvelles. Même pas de fausses. On se trouvait dans une salle d'attente surveillée par les Japonais.

Ils régnaient. Ils décidaient. Qu'attendions-nous vraiment? La fin de la guerre? Mais, quand votre cerveau fonctionne lentement, dans une sorte de brume, quand, épuisé, vous courez derrière votre propre corps, lequel n'est plus poussé en avant que par une force mystérieuse, la guerre ou la paix n'ont plus qu'une très vague signification. Vous vous sentez refluer. La salle d'attente devient un monde hors du monde.

Parfois, fugace, me traversait une pensée: la terre entière est-elle changée en salle d'attente? Chacun est-il banni? Chacun est-il devenu un simple numéro?

Hiérarchie

Le Japonais d'un côté. Officiers. Soldats. Tous munis d'un numéro matricule militaire. De l'autre côté, les détenus numérotés. Numéros jouant un rôle, numéros ne jouant aucun rôle. Ceux qui jouaient un rôle étaient divisés en catégories de plus ou moins d'importance. Mais, quel que fût le rang occupé, de quelque côté qu'on se trouvât - vainqueurs ou vaincus - dans le camp, nous étions inexorablement liés les uns aux autres. Les prisonnières entre elles, les Japonais entre eux. Les détenues aux Japonais. Les Japonais aux détenues. Le cercle était fermé.

Fermé, oui.

Avec cette nuance que nous nous trouvions au centre et qu'ils se trouvaient autour.

Le passé pour l'avenir

La seule base solide était le passé. C'était aussi la seule certitude. Quelque chose dont on pouvait se nourrir. En outre, un terrain privé. Qui n'avait pas été heureux dans le passé pouvait difficilement s'abstraire du présent. Le passé était le ressort qui permettait de survivre.

Qui n'avait pas de passé, sans qu'il le sût, sans qu'il le voulût, se coupait aussi de l'avenir.

Anonymat

Deux mille femmes et enfants dans un camp, trois mille dans un autre. Ensuite dix mille, ensuite cinq mille. Tant de gens. Si longtemps rassemblés. Qui étions-nous vraiment? Vous ne connaissiez personne et personne ne vous connaissait. Vous croyiez connaître les gens de votre propre baraquement, cela se limitait à un nom, à une profession, à des traits de caractère, bons ou mauvais, et surtout, surtout, à des mesquineries. Hors de votre baraquement, tous les autres restaient anonymes. Il arrivait parfois que le maintien, le comportement d'un anonyme attirait votre attention. Dans votre mémoire, il s'inscrivait alors comme cet unique être sans nom dans cet unique évènement.

28 mois

Pour nous protéger des pluies de la mousson, nous n'avions ni vêtements chauds, ni chaussettes, ni linge convenable. À notre arrivée à Grogol, en juillet 1943, nul n'avait soufflé mot concernant les vêtements ou les chaussures. Ce n'était pas prévu dans le programme des camps japonais. Jusque et y compris la libération du camp d'Adek, en octobre 1945, il n'en fut jamais question, en tout cas pas durant le séjour dans les camps où nous avons 'résidé' à trois.

Avec les hardes que nous avions en quittant Tjideng I, il nous a bien fallu nous débrouiller, pendant deux ans et quatre mois, vingt-huit mois au total.

Brossage des dents

Les rations étaient calculées au plus près, si maigrement que vous deviez finir par vous éteindre, lentement mais sûrement. Vitamines: zéro. Calories: zéro. Quantité: ... vous viviez quasiment sur votre salive. Une dentition saine était donc d'une grande utilité. Les dentistes ne faisaient pas partie de notre univers. Il fallait entretenir vos dents vous-mêmes, et cela consistait surtout en 'soins de bouche'. Mais je ne possédais ni brosse à dents, ni dentifrice. Le dentifrice était remplacé par de l'eau, la brosse à dents par mon index. Brossage des dents style concentrationnaire.

La même chose dans tous les baraquements

Dans tous les baraquements, tout était mis en œuvre pour que le partage de la nourriture soit organisé de manière rapide. Dans tous les baraquements, c'étaient presque toujours les mêmes, choisies par les habitantes du bloc, qui étaient de corvée. Dans tous les baraquements, une femme de confiance debout à côté du bidon, contrôlait les portions, tentait de prévenir ou de' calmer les contestations. Et, néanmoins, dans tous les baraquements, chaque jour, éclataient des querelles, propos d'une louche plus ou moins remplie. Dans tous les baraquements, les portions étaient trop petites. Dans tous les baraquements, la faim était trop grande. Lorsque ma mère était de corvée dans notre baraquement, j'étais aux anges.

De la crème au beurre

Je ne sais plus dans quel camp notre ingéniosité nous amena à chercher des bougies. Posséder des bougies était d'une importance vitale. Non pas pour s'éclairer. Seule nous intéressait leur matière grasse. Les bougies étaient destinées à être fondues. La graisse de bougies fondues était un festin. Quelque chose comme du caviar, pour les adultes, pour nous enfants, quelque chose comme de la crème au beurre.

Remplir son estomac

Je mangeais dans une écuelle. Celle de Blacky. Et avec une petite cuillère, une cuillère à thé, une véritable minuscule cuillère à thé hollandaise. Chaque bouchée était consciencieusement mâchée et remâchée, la moindre goutte de jus exprimée et réexprimée. Ma portion durait donc très longtemps. Je terminais toujours en léchant mon écuelle jusqu'à ce qu'elle fût complètement vide et sèche. J'avais remarqué qu'en frottant l'écuelle avec le doigt, et en léchant ensuite ce doigt, il se perdait parfois un peu de nourriture. En léchant l'écuelle avec ma langue, aucun gaspillage n'était possible. Plus tard, quand les rations se firent de plus en plus petites, j'ai encore appliqué une autre technique, afin de donner à mon estomac un semblant de satiété. Juste avant d'absorber ma portion, je buvais des gobelets et des gobelets d'eau, jusqu'à en éclater.

Rien à signaler. Tout en ordre

Seules les 'vraies' malades étaient signalées. À cause des appels. Pour le reste, il n'y avait rien à mentionner, rien à dire, encore moins à réclamer. Les Japonais se contentaient de donner des ordres. Des ordres qui ne souffraient aucune discussion. Négocier était exclu. Toute initiative, toute proposition était rejetée. Bien que chaque baraquement eut un porte-parole, ses interventions ne s'adressaient qu'aux habitantes du bloc. Parfois, le docteur réussit à obtenir quelque chose des détenues, et même des Japonais. Des détenues, qu'ils ne volent plus les déchets contenus dans les poubelles, des Japonais, un peu de quinine. Ce n'était pas grand' chose. Pour le reste, tout allait sur des roulettes. Il n'y avait rien à signaler. Tout était en ordre.

Variations et motifs

En fait, les appels ne servaient qu'à compter les détenues. Un contrôle absurde, superflu. Pour nous, Blancs, fuir étant impossible. Absolument exclu. Néanmoins, nous avions tous les jours appel. Et, dans certains camps, deux fois par jour. Pourquoi un appel différait-il de l'autre? Pourquoi d'un camp à l'autre? Il n'existait pas de règles. Rien n'était fixé. Tout pouvait perpétuellement changer. L'heure de l'appel. L'appel de nuit, l'appel du jour. La durée de l'appel. Nous connaissions toutes les variations sur le thème de l'appel, comme nous connaissions toutes les variations sur le thème de l'appel punitif. Pourquoi punitif? Parce que chaque raison était bonne pour punir.

Espace vital

Dans un camp de baraquements, seule la responsable européenne du camp, le médecin et l'interprète avaient droit à une 'chambre' individuelle. Mais les caprices de la construction, de l'agencement, faisaient parfois que quelqu'un pût, tout à fait par hasard, profiter de cet avantage. Toutes les autres, quelle que fût leur qualité, ou leur compétence, logeaient ensemble, disposant du même nombre de centimètres carrés, calculés au millimètre près. Seulement le volume d'air n'était pas toujours le même, puisque certains baraquements comptaient deux étages de châlits. Être au premier ou au second était d'une importance vitale.

Corvées

Dans les camps de femmes, seule la responsable du camp, le médecin, l'interprète, le personnel de l'infirmerie et de la cuisine étaient exempts de corvées. Corvées que les autres détenues ne connaissaient que trop. Un camp devait être bien entretenu! Baraques, latrines, couloirs, galeries couvertes, infirmeries étaient donc nettoyés. Par chacun à son tour. Un tour chaque jour contesté. Un tour qui amenait des disputes. Et qui voyait toujours les mêmes resquilleuses.

Dans certains camps, il existait encore d'autres corvées. Aménager, travailler et entretenir les champs de légumes. Tuer des cochons pour la cuisine des Japonais. Fabriquer des cercueils.

Les corvées terminées, pour la plupart des femmes, la vie quotidienne dans les camps se passait à ne rien faire. Un temps creux que remplissaient les appels, la queue pour le repas, l'inanition, les cancans, les récriminations, la queue pour le repas, les appels punitifs, la jalousie, la maladie, la survie, la queue pour le repas, et l'attente. L'attente. L'attente.

Mains féminines

Des milliers de colifichets furent brodés dans les camps. Et pourtant, les femmes n'étaient pas adroites. Si habiles à manier le fil et l'aiguille, si malhabiles pour le reste. La femme blanche n'avait jamais usé d'un marteau. Elle ne voyait même pas par quel bout le prendre. Et personne ne possédait d'outils. Fabriquer un matériel de fortune ne fût même pas imaginé. C'est une des causes de la profonde dégradation des camps. Les femmes ne savaient pas remédier au délabrement des baraquements, réparer les dégâts des installations d'eau, d'électricité. Et les Japonais laissaient tout aller. Cela ne les intéressait absolument pas. Ce n'était pas leur problème.

Politique

La femme aux Indes néerlandaises. L'Européenne. La femme en ce temps-là. 1942. Conscience politique? Pourquoi faire? Tout allait à merveille. Vivre sous les Tropiques dans un pays de Cocagne — pour les femmes — n'était vraiment pas une catastrophe. Un peu trop de chaleur, bien-sûr, un peu trop d'humidité. Mais avec l'air conditionné... Et du personnel en suffisance — 'ba-boes, djongos' - un personnel aussi fidèle que diligent. Pour trois fois rien.

En 1942, les femmes blanches hypergâtées foisonnaient, aux Colonies. Les femmes instruites aussi. Plus qu'il n'en fallait. Mais les femmes conscientes? Politiquement conscientes? Bien trop peu.

Prestige féminin

Les enfants étaient appelés par leur prénom. Aux adultes, ils disaient Madame, Mademoiselle. Les adultes entre eux, même s'ils s'envoyaient à tous les diables, se vouvoyaient toujours, en se donnant le titre imposé par leur virginité ou leur non-virginité. Et, sans exception, ce titre était suivi du nom de celui qui les avait engendrées ou de celui qui les avait épousées.

Les femmes ont du caractère. Elles peuvent être courageuses, décidées, constantes, inébranlables. Tenir bon. Même contre toute logique.

Pendant trois ans, elles se sont mutuellement maudites.
Pendant trois ans, elles se sont témoigné un respect superficiel.
Pendant trois ans, elles se sont dites: Vous.
Prestige féminin.

Solidarité

Dans les camps de femmes, il n'était guère question de solidarité. Les mères se sentaient uniquement responsables de leurs enfants et se battaient comme des poules pour leur couvée. Elles se défendaient, se comportaient comme des mégères au nom des 'enfants', de leurs enfants.

Elles s'enfermaient très consciemment dans ce microcosme. Seule la très proche famille était vitale, concentrant sur elle seule les raisons d'exister. Tout le reste, tous les autres, pouvaient crever. Et surtout les femmes seules. Celles-là avaient juste le droit de se taire.

Le but unique des mères semblait être de survivre, avec leur nichée au complet, pour réapparaître ensuite triomphalement devant leur mari, l'heureux père de cette progéniture.

C'était cela, leur solidarité. Numéro un: Enfermée avec mille autres, avec dix mille autres, chacun se considérait soi-même comme le centre.

Un centre physique, désireux de se maintenir la tête hors de l'eau. Un centre qui ne tenait compte que de soi, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Des centres numérotés.

Et chaque numéro se prenait pour le numéro un.

Pères

Quand nous, les enfants, parlions de nos pères, c'était le plus souvent pour poser des questions 'Qu'est-ce qu'il fait, ton papa?', et ce qu'il faisait était alors exposé dans les moindres détails. La profession de notre père nous paraissait revêtir beaucoup d'importance. À quoi ressemblait ce papa, personne n'en soufflait mot. Nous avions chacun devant les yeux notre propre père, et c'était suffisant. Cela ne regardait en rien les autres. D'ailleurs, comment le décrire, à qui le comparer, dans ce monde concentrationnaire où chaque homme représentait l'ennemi? Je pensais beaucoup à mon père. Je vivais en fonction du jour où je le reverrais. Mon seul vœu: retourner à Bruxelles, retourner à la maison, retourner à jadis. Mon rêve était un monde exclusivement pour nous quatre: nous trois, et l'homme qui était mon père. Dans ce monde de rêve, il n'y avait pas de Japonais. Ni de femmes, surtout pas de femmes. Elles me donnaient la nausée.

Larmes

C'est dans le premier camp que j'ai pleuré pour la dernière fois. Chagrin d'enfant. Ensuite, dans les autres camps, je n'ai plus jamais pleurniché. Pourtant, parfois, mes joues étaient couvertes de larmes. Parce que j'étais en train de crever.

Injure

J'ai appris des vilains mots, mais je les employais rarement. À une exception près. Ce mot-là était presque devenu une rengaine. Il rendait parfaitement mon ras-le-bol. Ras-le-bol de tout, des détenus, des Japonais, de moi-même. Celui-là je le criais de toutes les forces qui me restaient. Cracher ce mot me soulageait. C'était une façon de me défendre. Une manière d'exprimer mon horreur et mon mépris. Sans aucune gêne, je le jetais à la figure des autres. Même à ma mère. Ma haine, mon impuissance, ma lâcheté se ramassaient en lui: SALOPE!

Salope: un cri de détresse.

Amitié

J'avais quelques amies. Pas beaucoup, mais avec qui l'amitié comptait.

Lydia, celle qui avait mon âge, avec qui je voulais faire des études aux Pays-Bas. Morte au camp.

Riekie van Breugel, de trois ans plus âgée que moi. Elle était l'aînée d'une ribambelle de petits frères et de petites sœurs à qui elle témoignait un amour et une patience maternels. Riekie n'avait encore jamais vu de neige et ne savait pas ce qu'était le patinage. Sans cesse, elle me faisait décrire les plaisirs de l'hiver. En récompense, elle me donna, à Grogol, pour mon anniversaire, un dessin fait pour la circonstance. Une petite fille qui patinait. J'ai encore ce dessin.

Dorethy, une Irakienne pourvue d'un passeport britannique, avait deux ans de plus que moi. Elle était la plus jeune d'une famille de huit filles. J'échangeais mon papier, mon crayon, et ma gomme contre son ardoise et sa craie. Ensemble, nous avons essayé de conjuguer le verbe français: arriver.

Thea Frankel, dix-huit ans, une Viennoise, avait vécu quelques années en Palestine. Elle m'aimait beaucoup, et je le lui rendais bien. Elle jouait merveilleusement du violon. Sa connaissance de la musique, son intelligence m'impressionnaient. Elle m'apprenait l'Iwrit (hébreu moderne). Elle m'apprenait à penser. J'aurais voulu être aussi capable qu'elle, plus tard, et parler autant de langues.

Et il y avait encore les amies de mes amies.

Kitty S. Le hasard avait fait qu'elle se trouvait seule aux Indes néerlandaises, au moment où éclata la guerre. En voyage chez des parents? Je ne sais plus au juste. Son père et sa mère étaient restés au Japon. Kitty devint interprète à Tangerang. Tout le monde l'aimait, au camp. Compétente et calme, toujours aimable, toujours paisible, elle traduisait. Jamais les Japonais n'en vinrent à bout. J'avais la plus grande admiration pour Kitty. A dix-sept ans, toute seule, et encore devoir servir d'interprète ...

Quand elle en avait le temps, Éva C. m'aidait à revoir mes leçons. Kitty lui apprenait le japonais. Tout d'abord, j'en fus choquée. Déçue.

Pourquoi diable faisait-elle cela? Éva m'expliqua patiemment qu'il est plus facile d'opposer la résistance à un ennemi dont on connaît la langue. Elle me montra un livre avec des idéogrammes. Je ne pouvais dire à personne qu'elle apprenait le japonais ni qu'elle possédait ce livre. Autant ses explications que l'estime dans lesquelles je la tenais parce qu'elle voulait apprendre des choses aussi difficiles, mais surtout la confiance qu'elle me témoignait en me faisant partager son secret, me firent regarder Éva avec le plus grand respect.

La guerre terminée, il m'est arrivé plusieurs fois de revoir Riekie et Thea à Amsterdam, et ce fut bien agréable. Je pense que, si nous devions nous revoir aujourd'hui, seules les premières minutes nous verraient un peu déconcertées.

Relativité

Camps nazis, camps japonais. Il y avait une différence. Une grande différence, en ce qui concernait les femmes et les enfants, du moins aux Indes néerlandaises.

Nous n'étions pas tatouées comme du bétail. Nous ne servions pas de cobayes lors d'expériences médicales. Nous n'étions pas conduites à la chambre à gaz. Mais si quelques mois de plus avaient encore dû s'écouler, nous nous serions sans doute éteintes dans l'ignorance générale. Parce que les femmes et les enfants des Indes néerlandaises avaient cessé d'exister. Pour le monde extérieur comme pour les Japonais.

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