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Chapitre — IV

Grogol, le deuxième camp

Le camp aux baraquements sans fenêtres

Nous fûmes obligés de prendre place dans des autocars de l'armée. Pour quelle destination, nul ne le savait. Les femmes s'énervaient l'une l'autre. Nous arriverions là, non, là. Et quand y serions-nous? Autant nous suicider. Pourquoi menaient-elles tout ce tapage? Pourquoi se taisaient-elles, tout à coup? Leur silence était encore plus angoissant que leur vacarme.

Comment le soleil pouvait-il encore briller? Comment les villages que nous traversions pouvaient-ils avoir l'air si paisibles? La vie se poursuivait tranquillement, comme avant. Quelque chose ne collait pas. J'étais malheureuse. Je pensais à Blacky. Il avait trempé mon visage à coups de langue, au moment de l'adieu. Éric s'en occuperait-il bien? Oh! Que n'étais-je morte!

Tard dans l'après-midi, nous sommes arrivés dans un camp dont personne n'avait soufflé mot parce que personne ne le connaissait. Il se trouvait au milieu des champs, tout à fait isolé, sans village proche, sans kam-pong (quartier indigène), sans rien dans les environs immédiats.

Le camp lui-même était plutôt vaste avec ses baraquements élevés en pierre, construit à distance réglementaire. L'architecte avait prévu des fenêtres. Des vides béants dans les murs indiquaient l'emplacement envisagé. Chaque baraquement, un haut et long dortoir flanqué de chaque côté de rangées de grabats d'une personne, ne comptait qu'un seul W.C. Et à côté de celui-ci, on pouvait se doucher: dans une cuvette spécialement destinée à cet usage, il était possible de puiser de l'eau afin de la répandre ensuite sur le corps.

Jusque là, j'avais été logée, abritée, je m'étais couchée et j'avais dormi de diverses manières, mais ceci était nouveau pour moi. Ceci ressemblait à un plan bien ordonné, bien pesé, bien établi. C'était un camp, un vrai camp. Et qui répondait parfaitement à son but. Si, dans le passé, tout ce que j'avais connu, offrait, à tort ou à raison, une sensation de provisoire, permettait, à raison ou à tort, d'espérer du secours, ici, ce n'était pas le cas. Ici, nous nous trouvions bouclés. Ici l'autorité pouvait s'exercer. Ici, l'autorité s'exerça. Règlements, commandements, menaces. Le tout à foison.

Les 'allocutions d'accueil' nippon se donnèrent du haut d'une estrade. Je n'ai jamais su si les Japonais montaient sur cette estrade pour avoir une meilleure vue d'ensemble quand ils s'adressaient à nous ou parce que, dans le rôle des vainqueurs, ils trouvaient indécent que la plupart des femmes et des enfants européens eussent une tête de plus qu'eux. Bref, le jour de notre arrivée dans le camp aux baraquements sans fenêtres, nos espoirs de prompte délivrance reçurent un fameux coup. Je dois à la vérité de dire que tout, y compris les menaces, oui tout ce qu'on nous dit le fut sur le même ton égal. C'était une réception fort convenable, si l'on tient compte des usages de guerre nippons.

Nous avions perdu la guerre. Nous étions prisonniers. Pour de bon. Nous ne pourrions quitter le camp. Jamais! Inutile d'essayer de s'évader.

Le camp était complètement isolé, clôturé, surveillé. Inutile de compter sur des visites. Personne n'avait le droit de pénétrer dans l'enceinte, même pas les indigènes. Nous étions bannis, devions nous comporter comme tels, serions considérés comme tels. À dater de ce jour, appel quotidien. Rébellion et désobéissance seraient punies. Ne pas saluer les Japonais était péché mortel. Et, dorénavant, nous étions des numéros. Des numéros! Chaque numéro, écrit sur une broche, devait être porté de manière bien apparente.

Les cérémonies religieuses étaient interdites. Interdit également de faire de la musique, de chanter, de jouer au théâtre, de se réunir, de lire, d'écrire. Il n'était pas permis de recevoir des colis. Ni d'envoyer du courrier. Ni d'en recevoir. Pas question d'aller à l'école.

Donner cours était punissable, assister à un cours tout aussi punissable. Et nous ferions mieux de parler malais, plutôt que néerlandais. — Sur ce point cependant, les Japonais semblaient avoir un doute. C'était un souhait, pas un ordre. Les habitants du camp ne parlèrent donc pas le malais, surtout pas le malais!

À Grogol, nous recevions tout. Nul besoin d'acheter quoi que ce soit. Il n'y avait rien à acheter. Nous recevions tout gratuitement, gracieusement, pour nos beaux yeux, aux frais de la princesse. Tout, c'est-à-dire la nourriture et le savon. Rationnés. Jeunes ou vieux, bien portants ou malades, tous la même chose. Autant à l'un qu'à l'autre, aussi peu a l'un qu'à l'autre.

Il n'existait qu'une cuisine pour tout le camp. Aux internés de s'en occuper, sous contrôle sévère. Et il fallait travailler. Les femmes devaient entretenir le camp et tricoter des chaussettes blanches destinées à l'armée japonaise. Les jeunes filles elles, devaient aller dans les champs, cultiver la terre, faire pousser des légumes, des légumes pour les Japonais.

Au bout de quelques jours, il fut évident que les baraquements sans fenêtres étaient affreusement humides. Les Japonais ne trouvèrent pas la chose gênante. Grogol, le nouveau camp de femmes, fut rempli jusqu'à qu'il ne restât plus une couchette de libre.

Des femmes arrivant tout droit du camp de Tjideng me donnèrent des nouvelles de Blacky. Là-bas, on avait dû livrer tous les chiens. Ils avaient été mis dans des sacs, les sacs avaient été pendus et les chiens battus à mort. Avec des bâtons.

Je me sentis coupable. J'avais la responsabilité de Blacky. Il ne méritait pas cela. J'ai maudit les Japonais. Et, dans mon for intérieur, je me maudissais aussi moi-même.

Kjotské

À chaque passage des Japonais dans le camp correspondait un cérémonial de circonstance. Quoi que vous fassiez, où que vous vous trouviez. Un cérémonial en cinq commandements:

1.
KIWOTSUKE — attention, en position, fixe, bras le long du corps, regard droit devant vous.
2.
KEIREI — courbez la tête jusqu'à pouvoir admirer votre nombril.
3.
NOARE — redressez la tête, pas trop vite, pas trop lentement.
4.
YASUME — restez correctement debout (et demeurez surtout sur le qui-vive, car c'est presque toujours le moment choisi par les Japonais pour exploser de colère parce que quelque chose cloche).
5.
YAME — repos, sur place, en position d'attente, jusqu'à ce qu'ils soient sortis de votre champ de vision. Alors seulement, vous pouviez reprendre votre occupation.

Dès que nous étions plus de deux devant les Japonais, les quatre premiers commandements devaient être criés en langue japonaise par une des détenues. Celle qui prenait l'initiative était le plus souvent chef de groupe de travail, chef de baraquement ou simplement quelqu'un qui n'avait pas froid aux yeux, car si l'affaire ne tournait pas rond, c'était elle qui prenait la trempe. Ces témoignages de respect, ces saluts cérémonieux devaient être exécutés en totale 'harmonie' — toutes les têtes baissées et relevées en même temps, tous les saluts aussi profonds les uns que les autres.

Lors de rondes nipponnes imprévues, le commandement initial KIWOTSUKE (prononcé KJOTSKE) était lancé deux fois de suite par le premier à voir l'arrivant, comme pour annoncer: 'Attention! Les Japs sont là'. La même personne prenait aussi sur elle de crier les ordres suivants, sauf le dernier, laissé aux Japonais, et qui ne venait pas toujours. C'était selon leur humeur. Exécuter les commandements sans qu'ils fussent criés ne se faisait que lorsque vous vous trouviez absolument seule ou lors d'une punition individuelle. Et chaque fois que les Japonais venaient vous contrôler pendant cette punition, il fallait reprendre tout le cérémonial.

Le cérémonial de courber la tête pendant les appels obligatoires, constituait un grand tourment. Une fois par jour au moins, quelque chose laissait à désirer. Alors, le jeu commençait. Ou vous faisiez autant de courbettes qu'il en fallait pour atteindre à la perfection des normes japonaises, ou vous demeuriez au piquet pendant une demi-heure, une heure ou des heures, ou l'on vous privait de repas. Ou encore, vous receviez une raclée.

La cérémonie du salut semblait d'une importance vitale pour les Japonais. Nous trouvions ces témoignages de respect obligatoire très exagérés. Mais nous ignorions tout des mœurs et des coutumes nipponnes. Nous ne voyions dans ce salut qu'une humiliation, une manifestation de la puissance du vainqueur sur le vaincu. Il fallait s'incliner devant les Japonais. Nous aurions de loin préféré leur montrer notre derrière.

Le tricot

Pour les maladroites, le tricotage obligatoire de chaussettes blanches, destinées aux soldats japonais posait des problèmes. Pour en fournir les quantités prescrites, elles devaient quasiment y consacrer tout leur temps libre. Mais, maladroite ou non, chaque tricoteuse avait à cœur de manifester sa résistance. Aucune qui manquât d'intégrer dans le tricot de longs cheveux de femme susceptibles de donner des démangeaisons aux sensibles pieds nippons.

Ma mère était une tricoteuse très rapide. Moi, je n'étais pas astreinte à tricoter. J'étais trop jeune. Mais ma sœur l'était, et elle détestait cela. Un jour que son tricot traînait à côté d'elle, un soldat japonais surgit à l'improviste. Ma mère tenta d'arranger les choses.

Ma sœur était malade, un furoncle à la jambe... Et les Japonais d'aboyer: 'on tricote avec ses mains, pas avec ses jambes'.

Loisirs

À Grogol, chaque soir, nous avions du temps libre, et aussi le dimanche, qui était jour de repos, sauf pour qui travaillait aux cuisines. Mais du temps libre pour quoi? Il existait plus de choses interdites que de choses permises. Une seule distraction ne se trouvait pas sur la liste des interdictions: le jeu de cartes. Donc, à Grogol, on jouait ferme. Sans répit. Avec rage, avec passion. Et c'était surtout du bridge. La voisine qui se trouvait à ma droite au dortoir misait gros au bridge. Presque tout ce qu'elle possédait, exception faite de ses vêtements. C'était une comédienne et l'espèce de combinaison de mécanicien à courtes manches dont elle s'habillait, datait sans doute de sa période de gloire. Elle portait ce costume blanc, immaculé, avec le col largement ouvert. Par coquetterie.

Cette voisine de dortoir était vraiment unique. Unique dans sa mise, unique dans son comportement. J'appréciais sa façon positive de penser. Jamais elle ne se plaignait, jamais elle ne ressassait notre situation. Elle se conduisait de façon tout à fait indépendante et comparée aux autres femmes, elle était émancipée avant la lettre. Qui était qui, qui faisait quoi ne l'intéressait aucunement. Et, sauf avec moi ou quelquefois avec ma mère, jamais elle ne prenait l'initiative de la conversation.

Elle avait ses amies et ses partenaires de jeu qui se trouvaient dans un autre dortoir où elle passait chacun de ses moments de liberté. Ce dortoir-la ne ressemblait pas du tout au nôtre. C'était un petit bloc isolé, avec une terrasse où l'on voyait des chaises en rotin. Je m'en approchais souvent, jamais je n'y suis entrée. Vu du dehors, il avait quelque chose de mystérieux. On chuchotait que même les Japonais allaient y jouer aux cartes.

Après le couvre-feu, je bavardais avec ma voisine de droite jusqu'à ce que je m'endorme. Je lui faisais beau- coup de confidences, et elle me racontait ce qui pouvait saisir mon esprit. Comme par exemple, le récit de ses tournées, que je trouvais passionnant. Tout le reste, cancans ou non, je m'en fichais autant qu'elle. Nous nous entendions vraiment bien.

Puer

Je n'avais pas assez de vêtements. J'attrapai une cystite. Je me mis à sentir l'urine. La baraque humide, les pluies de la mousson, les stations debout pieds nus dans l'eau firent de cette cystite une maladie chronique.

Si j'avais souvent les pieds dans l'eau, c'était dû à ma promotion de lavandière. Nous voulions un camp propre et... nous vivions sous les Tropiques. Le corps, les hardes, tout y était toujours moite. De plus, à Grogol, si les couchettes étaient pourvues de draps, de taies et de couvertures, l'humidité et la sueur s'y infiltraient profondément. Plus tard, il y eut moins à laver: le linge de lit avait été transformé en vêtements, le savon était devenu une rareté et l'énergie nécessaire faisait défaut.

Donc, à Grogol, je lessivais. Gratuitement pour nous trois, pour ma voisine de droite et pour quelques malades. Contre rétribution pour d'autres. Ils payaient en nature. Quelques vivres, du savon, un peu de lecture, tout était bienvenu. J'acceptais aussi volontiers les corvées de serpillière.

Mon travail était apprécié, j'avais beaucoup d'occupations: laver, nettoyer et... faire pipi. Parfois pour de bon, parfois seulement pour quelques gouttes. Et, comme la place n'était pas toujours libre, comme elle se trouvait parfois trop éloignée, je sentais toujours l'urine.

D'autant plus qu'il m'était à peu près impossible de me retenir. Je ne pouvais me soigner: les problèmes de vessie n'étaient pas jugés du ressort de la doctoresse. L'eussent-ils été, elle ne disposait d'aucun médicament. Enfin, tout le monde avait des ennuis de ce genre, les uns un peu plus, les autres un peu moins.

Je sentais l'urine. Et après? Mais ma voisine de droite réagit. Elle s'efforça de m'inculquer les avantages de l'hygiène corporelle. Et puis l'odeur l'incommodait: ce fut, pour moi, l'argument décisif. Je me mis à passer beaucoup de temps au w.c. même pour quelques gouttes. Même la nuit. L'odeur disparut assez vite, la cystite beaucoup plus lentement.

Enfant de camp

Grogol ne m'a pas domptée. Pas encore. Mais Grogol a fait de moi un 'enfant de camp'. La proximité constante des Japonais, la discipline concentrationnaire, la vie en baraquements, la faim, l'angoisse, l'arbitraire des choses m'avaient donné, malgré moi, ce comportement typique.

Tous les enfants ont d'ailleurs réagi de cette façon —les exceptions peuvent se compter sur les doigts d'une main. Nous n'étions pas des adultes, mais nous n'étions plus des enfants, nous étions des enfants de camp.

Me quereller avec ma mère appartenait au passé. J'étais fière d'avoir une mère que tout le baraquement respectait, que tout Grogol respectait, que tous les camps respectaient. La plupart des femmes se haïssaient. Ce n'était pas le cas pour ma mère. Nous avions de longues conversations à deux, nous parlions de 'plus tard' après la guerre. J'apprenais à estimer ma mère.

Ce qui me paraît étrange, encore aujourd'hui, c'est de ne pas savoir au juste ce qu'était devenue ma sœur pendant la période des camps japonais. Elle existait. Sa présence était évidente. Mais cela ne va pas plus loin. Je ne la connaissais pas. Je ne me souviens d'elle qu'à propos de scènes où j'étais moi-même impliquée. Est-ce parce qu'elle avait trois ans de plus que moi, parce que nous n'avons jamais travaillé dans les mêmes équipes, ou parce que j'étais trop occupée de moi-même? Ce dont je me souviens parfaitement, dans l'en- semble, c'est de cette bonté qui était, chez elle, innée, se manifestant envers chacun, envers nous en particulier. Annie était capable de s'oublier. Son sens du devoir s'avérait immense. Dans Adek, le dernier camp, où, comme moi, elle crevait de faim, elle parvenait encore à donner quelque chose à sa sœurette. Dès notre premier internement à Tjideng — elle avait alors quatorze ans — Annie s'était comportée comme un enfant de camp.

Sœur B.

Sœur B. était aide-infirmière. C'était avec plaisir que je nettoyais la salle où elle travaillait. Je l'ai connue grâce à ma sœur. Annie souffrait régulièrement de terribles accès de malaria et était soignée par elle avec beaucoup de douceur et de gentillesse. Une seule fois, je fus moi-même hospitalisée dans sa section. Chère sœur B. Les malades qui passaient sous sa houlette se sentaient déjà à moitié guéris. C'était une jeune religieuse aux yeux bruns, vifs et rieurs. Elle se déplaçait avec grâce, prompte comme du vif-argent. Je ne sais si elle trouvait la vie vraiment belle, mais toute son attitude tendait à vous le faire croire. Elle portait un voile et, chaque soir, après l'appel, quand elle était certaine qu'il ne viendrait plus de Japonais, elle l'ôtait pour nous faire admirer la croissance de ses cheveux. La mère supérieure avait défendu aux religieuses de les couper. Elle craignait que les Japonais n'interdisent le port de l'habit religieux et voulait éviter à ses filles la honte de se promener tondues, dans des vêtements laïcs.

Sœur B. était ravie de cet ordre de sa supérieure. Elle avait toujours trouvé regrettable que, depuis sa prise de voile, Dieu n'eût plus droit à ses jolies boucles.

Mademoiselle 'Vous-me-faites-chier'

Mon arrière-grand-mère dormait encore dans un lit clos. Lorsque ma sœur et moi allions chez elle, en Hollande, pendant les vacances, je me blottissais aussitôt dans ce lit clos que j'appelais d'ailleurs un lit armoire, et j'attendais patiemment le spectacle immuable qui, chaque fois, se répétait.

D'abord, je recevais un biscuit sorti d'une boîte en fer blanc. La boîte rangée, mon arrière-grand-mère se mettait juste devant moi et le grand moment approchait adroitement, délicatement, elle déroulait ses beaux cheveux gris et les laissait lentement tomber, très bas: je crois bien que c'était jusqu'au sol. Lorsque cette interminable chevelure était défaite arrivait le moment de la toucher, de la palper - moment merveilleux - un peu effrayant. De mes deux mains je pouvais effleurer, sou; peser cette masse d'une douceur de soie. Ensuite, les cheveux étaient brossés, de nouveau enroulés, et fixés avec une espèce de peigne, ou plutôt d'épingle à cheveux hérissée de dents. La boîte en fer blanc refaisait' son apparition, je recevais un second biscuit, sortait du lit-clos, recevais un baiser, le rendais et m'en allais.

Mien, une fille de quatorze ans, assez développée, pour son âge, avait au moins autant de cheveux que mon arrière-grand-mère, et presque aussi longs. Mais ils étaient bruns, et Mien n'en était pas plus fière que' ça. Sa mère, oui, qui les choyait, les entretenait. Mien, elle-même ne semblait pas compter, seulement ses cheveux. Mien était une enfant venue sur le tard.

Son grabat se trouvait à quelque distance du mien.

Elle avait toujours faim et, pour exprimer son mécontentement, elle répétait toujours les mêmes mots: Vous-me-faites-chier. Comme elle avait bien des motifs d'insatisfaction, cette phrase revenait souvent, si souvent qu'elle fût devenue un surnom. Mais, par souci de bienséance, on la faisait précéder d'une politesse mademoiselle. Mademoiselle Vous-me-faites-chier.

La mère de Mien, une institutrice, était maigre, avec un visage anguleux, un nez chaussé de lunettes, des cheveux relevés en chignon, à l'ancienne mode. La robe qu'elle portait était, elle aussi, tout à fait démodée. Mien était vêtue d'une longue jupe foncée et d'un petit chemisier, tout aussi foncé, mais fleuri. De shorts, il n'était pas question, cela ne convenait pas à une jeune fille, ce n'était pas décent. Chaque matin et chaque soir, la mère de Mien lui brossait longuement les cheveux, les lui peignait, les lui partageait en deux nattes épaisses. C'était un spectacle pour la vue et pour l'ouïe. Mien grimaçait, son visage s'allongeait, se déformait. Chacun pouvait se rendre compte de ce qu'elle devait endurer. Mais c'étaient surtout ses imprécations qui valaient le dérangement. Rehaussées de quelques fortes expressions, coupées de véritables injures, elles étaient rythmées par les mots fameux.

Mien voulait porter les cheveux courts. Maman voulait qu'ils restent longs. Ils le restèrent. Maman demeurait sourde au flot imprécatoire, elle ne semblait même pas entendre les mots incriminés. Ou ne plus les entendre. Les interdire n'avait servi à rien, frapper ne fut pas envisagé. Mademoiselle Vous-me-faites-chier était une fille très robuste.

L'album de recettes

Les femmes se transmettaient des recettes. D'abord par hasard. Ensuite, on les échangeait, plus tard, on les troquait. On les lisait, on les étudiait avec une religieuse attention, comme des textes de l'Écriture Sainte. Et pourtant, elles ne furent jamais exécutées. Elles ne constituaient qu'un sujet de lecture, et, la dernière année, les femmes avaient cessé de s'y intéresser. Trop fatiguées. Trop malades.

Ces recettes étaient le plus souvent lues avant la distribution des rations de midi. Prenant la place du bénédicité, elles avaient aussi l'avantage de donner une impression de satiété, de remplir le corps, comme un trop copieux hors-d'œuvre.

Non initiée à l'art culinaire, trop jeune aussi, je me distrayais à observer le commerce des recettes.

Madame V.d.B. en était la spécialiste au camp de Grogol. Elle dormait à quelques lits de moi. Chez elle, pour ce qui concernait la gastronomie, vous n'étiez jamais déçu. Dans ce domaine, elle l'emportait haut la main. Il lui arrivait de rester des heures durant allongée sur son grabat, plongée dans son livre de recettes personnel, fait de billets collés. Consultant, comparant, doutant, vérifiant, discutant, perfectionnant. Elle ne participait à aucune corvée. Elle s'en était elle-même dispensée. Madame V.d.B. s'occupait exclusivement de recettes.

Son fils, un adolescent filiforme, l'y aidait. En récompense, sa mère lui donnait la moitié de ses rations. Elle n'appréciait pas la nourriture du camp. Elle préférait se consacrer à ses recettes. Lorsque son fils lui fut enlevé, emmené Dieu sait où, madame V.d.B. se coucha pour de bon. Des jours durant, elle resta plongée dans son album. Toujours lisant. Lentement, elle s'en alla au paradis des cordons-bleus (1) (1) = en français dans le texte original. Le livre de recettes entre ses mains, elle ferma les yeux pour toujours.

Féminité

Pour une des femmes de notre baraquement, la féminité semblait revêtir la plus grande importance. C'était celle qui se trouvait d'oblique en face de moi. Étant avec sa fille, elle avait collé son grabat contre le sien, comme le faisaient d'ailleurs toujours les membres d'une même famille. Ce rapprochement des lits, qui avait pour motif avoué une recherche d'espace, devait correspondre en réalité à une sorte d'isolement, de mise en retrait, de distance prise par rapport aux autres. Un bornage pour sortir de l'anonymat. Un lieu clos dans l'aire commune. Absurde, mais cohérent. Une tentative désespérée de retrouver un peu de vie privée: ici logeait la famille X, là-bas la famille Z ...

La femme 'féminine' était aussi petite et boulotte que sa fille était longue et maigre. Elle se tenait résolument à l' écart de tout le monde.

Quand elle parlait, ce qui se produisait rarement, c'était toujours d'une voix chuchotante. La fille était un rien plus communicative, il lui arrivait même de rire. La femme, jamais. Elle affichait un regard perpétuellement affligé, les coins de sa bouche tirés vers le bas, dans une moue sans rémission. La fille portait toujours le même short, le même chemisier sans manches. La femme était vêtue d'une longue robe bleu clair, à fleurettes, à encolure carrée, avec de petites manches étroites d'où sortaient ses bras mous et charnus gonflés comme des saucisses. La fille avait quelque chose de net, de transparent. La mère, non. Pourtant, allongée sur sa couchette, elle ne cessait de se débarbouiller à l'aide de chiffons humides, épiant à travers ses lunettes si personne ne l'observait durant cette opération.

Chaque matin, à la même heure, la femme allait méticuleusement suspendre une série de serviettes hygiéniques mouillées, le long d'une corde étendue au-dessus de son lit et spécialement installée pour cela. Comme des drapeaux, ces choses flottaient à la vue de tous. Des drapeaux de son Royaume personnel. Dire que le spectacle était appétissant serait exagéré. Quand et comment la femme lavait ces serviettes, personne n'en savait rien. Et encore moins pourquoi elle les lavait. Toujours, elle agissait de façon mystérieuse. Avait-elle ses raisons? Était-ce une provocation? Était-elle malade? Un peu piquée? Voulait-elle ainsi s'affirmer? Était-ce sa manière de garder son statut? Était-elle réellement indisposée? Questions sans réponses. La seule chose à laquelle nous pouvions participer, au dortoir, c'était à cette exposition permanente de serviettes mouillées, et au contrôle ostentatoire qu'elle en faisait, à des moments précis, pour tâter si les serviettes séchaient.

Sans doute est-ce la gêne - ou peut-être l'indifférence - qui gardait quiconque de la moindre remarque, de la moindre investigation concernant le rituel quotidien de cette femme.

L'infirmière E.

E., une infirmière diplômée, me faisait vis-à-vis dans le baraquement. Elle et sa mère étaient des optimistes nées. Ensemble, elles essayaient de voir le bon côté de tout, sans se mêler de rien, bien au contraire. Elles respectaient trop les autres pour cela. Une véritable bonté rayonnait d'elles aussi bien de la mère que de la fille, et nous les regardions toutes deux comme des exemples.

L'infirmière E. quittait presque toujours le baraquement de bon matin, pour ne rentrer que lorsque nous avions depuis longtemps ingurgité nos rations de midi. La première chose qu'elle faisait, c'était se changer. D'infirmière E. elle redevenait E. tout court. Ensuite, elle mettait son couvert. Sans se hâter. Adroitement. Sérieusement. Elle s'était aménagé une sorte de tablette au pied de son lit. Sur ce plateau improvisé, elle étalait d'abord un essuie, la nappe, ensuite une gamelle, l'assiette, un couteau, une fourchette, une cuillère, l'argenterie, un gobelet, le verre, une gourde de thé ou d'eau, la carafe de vin. Cela fait, elle allait s'asseoir, s'emparait de l'espèce de casserole dans laquelle l'attendait sa ration et se servait. Très consciencieusement. Non pas en une seule fois, mais en plusieurs, comme s'il s'agissait d'aliments différents. E. commençait alors à manger. Avec plaisir, avec appétit, et très, très lentement. Pour rien au monde je n'aurais manqué ce spectacle dont j'avais moi-même interprété l'étiquette. Dès que l'infirmière E. entrait, j'allais m'asseoir à la tête de mon lit pour suivre avec admiration le moindre de ses mouvements. À chaque fois, les yeux me sortaient de la tête. Pour moi, c'était l'événement du jour. E. mangeait. Nous autres, non. Nous bouffions. Goulûment, avidement, voracement. Nous engloutissions tout, d'un coup ou avec quelques pauses, essayant de nous persuader que nous avions reçu une deuxième portion, mais, à peine notre pitance avalée, nous éprouvions toujours la même désillusion, à la voir si vite disparue. Nous bouffions. L'infirmière E. mangeait.

Jardin d'enfants

Pendant la journée ne restaient à l'intérieur que les malades, les resquilleuses, les chercheuses de querelles, les mères de jeunes enfants et ces marmots eux-mêmes. Le reste travaillait ou s'en allait dehors, loin de la promiscuité du baraquement. Mais les petits ne savaient où aller. Et ce qu'ils apprenaient dans le baraquement n'avait rien à voir avec l'éducation. Quelques femmes prirent alors l'initiative de soustraire ces enfants, au moins pendant quelques heures, à leur existence en vase clos, loin des mamans, loin des tantines, vraies ou fausses. On se mit en quête de froebéliennes -même non diplômées. Je trouvai la chose intéressante. Je me présentai donc comme volontaire. Une femme d'une trentaine d'années, pas grosse, mais tout de même assez molle, coiffée comme un page, portant des lunettes à épaisse monture, vêtue d'une robe brune tachée de blanc et d'orange, me prit à son 'service', à l'essai.

Un groupe d'enfants m'échut, je l'installai en cercle autour de moi. Très sages, les petits attendaient ce qui allait suivre. Je ne savais que faire. Ils me regardaient. Je les regardais. 'Rester tranquille' me semblait le summum de ce qu'il fallait en obtenir. Malheur à qui bougeait, à qui ouvrait la bouche. Je le rabrouais aussitôt. Ils devaient faire ce que je disais, chanter, écouter comme je l'entendais.

Après m'avoir observée — à mon insu — pendant quelque temps, la tête de page vint me remplacer. Ma façon de m'occuper des gosses ne devait pas être convaincante. Pourtant, elle ne me renvoya pas séance tenante. Elle me pria très gentiment de rester et — surtout! — de l'écouter. La leçon qu'elle donna alors, je ne l'ai pas oubliée. Je ne l'oublierai jamais.

Quand les enfants purent retourner 'à la maison', j'ai spontanément proposé ma démission. Maintenant encore, il m'arrive de rougir en pensant au quart d'heure que j'ai passé comme 'froebélienne'.

Ma mère pleurait

Ma mère pleurait. Personne ne savait pourquoi. Elle gisait sur sa couchette, on ne pouvait lui tirer un mot. Elle pleurait.

Une visite de la doctoresse ne fit rien à ses larmes. Après ma naissance, en 1931, une sérieuse tumeur au sein l'avait amenée à rester presque toute une année en clinique. La longue et large cicatrice qui lui en restait n'était pas seulement physique.

À présent, une nouvelle infection s'était déclarée. La doctoresse ne pouvait ni guérir ma mère ni l'aider. Il fallait opérer.

Elle pleurait.

Opérer n'était possible qu'à Tjideng. Elle devait nous laisser à Grogol, nous, ses deux enfants. Pour combien de temps?

Elle pleurait.

Les médecins de Tjideng étaient-ils de bons chirurgiens?

Elle pleurait.

Faudrait-il, cette fois, pratiquer l'ablation du sein? Elle pleurait.

Une voiture de la Croix-Rouge la conduisit à Tjideng. On ne lui ôta pas le sein. Le chirurgien qui l'opéra avait été, pendant des années, l'assistant de celui qui l'avait opérée en 1931. L'opération réussit. Au bout de quatre semaines, elle était guérie. Il lui avait fallu neuf mois la première fois.

175 florins

Quand elle revint à Grogol, ma mère fut accueillie comme une princesse. On la porta en triomphe à travers le baraquement, on l'embrassa, on l'acclama, on la félicita. Il y eut des rires. De vrais rires. C'était la fête. Les visages resplendissaient. Tout le monde était fou de joie. Fou de joie à cause du retour de ma mère. C'est qu'elle avait rapporté des kilos de friandises et de fruits. Pour tout le baraquement.

La réussite de l'opération ne venait qu'en second, la nourriture rapportée était la grande, pour ainsi dire l'unique raison de cette explosion de bonheur. Pour se rendre à Tjideng, ma mère avait reçu 175 florins. 175 florins qu'elle avait convertis en vivres. Pour faire ses achats, elle n'avait disposé que de peu de temps. Une fois sortie de la clinique, elle devait aussitôt quitter Tjideng. Aucune ambulance. Elle reçut seulement un papier timbré, on lui fit comprendre qu'elle devait veiller à regagner Grogol, en suivant le chemin indiqué sur la feuille de route, et ce dans un laps de temps bien défini. En toute hâte, elle avait acheté ce qui pouvait se trouver dans le camp résidentiel. Des bonbons, des bonbons, et encore des bonbons, quelques kilos de pois, un peu de 'deng-deng' (viande séchée) et des œufs de canards. Avec ces provisions, et tous les colis des familles de Tjideng pour les familles de Grogol, elle prit un 'bedja' (un vélo-taxi) à la porte du camp.

Sans surveillance, elle avait pu, pendant quelques heures, jouir de la liberté.

Elle avait acheté les fruits en route, à un marchand qui se tenait à l'entrée d'un petit 'pasar' (marché indigène). Elle avait fait arrêter le bedja et acheté d'un coup toute la marchandise, deux paniers pleins. L'argent était dépensé. 175 florins. Une somme colossale pour l'époque. Mais la joie n'avait pas de prix.

La différence

Quand les habitants des autres baraquements apprirent ce qui s'était passé chez nous, ils nous proposèrent de leur vendre à prix d'or une partie des vivres. Mais, au camp, l'argent n'avait aucune valeur. Il n'y avait rien à monnayer. Rien dans le camp, rien dehors. Faire du commerce avec les indigènes était impossible, Grogol se trouvant à cent lieues de tout. Faire du troc était tout aussi exclu. Entre qui et avec quoi? Les habitants du camp de Grogol ne possédaient rien. Tout le monde était sur le même pied, l'un en aussi mauvaise posture que l'autre. Nous survivions sur nos seules rations, lesquelles étaient tout à fait insuffisantes. Nous ne connaissions pas d'extra. Sauf en volant.

Tout autre était la situation dans le camp résidentiel. À Tjideng, il y avait des magasins. À Tjideng, des centaines de femmes —celles qui y avaient emménagé dès le début— vivaient dans leurs meubles, avec tous leurs biens d'avant la guerre, avec des coffres pleins de vêtements, des trousseaux complets! Le troc par-dessus la haie avec les indigènes avait beau être défendu il se faisait régulièrement. Un lit pour du café. Une jupe pour du sucre. Un drap pour de l'huile. Qui ne possédait pas assez se débrouillait en assumant les corvées des privilégiées.

Matériellement, on pouvait s'en tirer de cette manière. Moralement ...

Avec le temps, et la durée de la guerre, les conditions de vie devinrent de plus en plus mauvaises dans tous les camps. Même à Tjideng.

Danny

Des Japonais parcouraient régulièrement le camp.

Voulaient-ils voir de plus près à quoi ressemblaient des femmes blanches? Savoir comment nous vivions, dans quoi nous vivions, de quoi nous vivions? Se rendre compte de nos progrès dans le cérémonial de salut? Ne se fiaient-ils qu'A leurs yeux pour s'assurer qu'il nous était impossible de fuir? Ou était-ce pour avoir de quoi raconter au pays du Soleil levant?

Le plus souvent, ils arrivaient 'en visite' par petits groupes, guidés par des gardiens. L'un de ces gardiens raffolait, pour sa part, des promenades solitaires. Il allait et venait, comme un grand. Comparé à ses collègues, il faisait très jeune. Vingt ans? Son chien l'accompagnait toujours, un bouledogue noir, un bâtard, sans doute quelque chien trouvé, une rencontre fortuite Batavia, le coup de foudre. La bête trottait librement, sans laisse, et souffrait d'une espèce de rhumatisme. Cela ne l'empêchait pas d'obéir au doigt et à l'œil aux ordres, de son nouveau maître. Ce bâtard de bouledogue exécutait de petits tours. Aboyer au commandement. Gronder au commandement. Montrer les crocs au commandement. Le tout ayant pour seul but de nous faire peur. L'animal avait été dressé. Il ne mordait donc que sur ordre, n'allant jamais plus loin que ne le souhaitait son maître. Il ne prenait aucune initiative. La relation maître-esclave était totale.

Nous avions doté ce gardien japonais d'un surnom: Danny. Danny, le titre d'une chanson populaire anglaise dont il sifflait l'air pendant ses promenades solitaires. Danny. Un vrai signal d'alarme.

La malédiction silencieuse

J'étais devenue un petit tonneau. Mon corps et mes membres étaient boursouflés. Le béri-béri, selon les uns. L'œdème de la faim, selon les autres. De la frime, trancha Danny. Avec un corps pareil, je ne pouvais pas être un enfant. Donc, je resquillais. On me fit rejoindre le groupe des jeunes filles qui travaillaient aux champs, le matin, et avaient la corvée de paniers, en fin d'après-midi. Cette corvée consistait à remplir des paniers à la porte extérieure pour les vider à la porte intérieure.

Trimer avec une cinquantaine de kilos sur le dos, sur une distance de cent mètres. Y avait-il cent mètres entre les deux portes? Ou deux cents? Ou trois cents?

Sans doute la jeunesse attire-t-elle la jeunesse. Danny venait souvent nous voir dans les champs. S'asseyant, il nous intimait d'en faire autant, puis fumait une cigarette après l'autre. Pas vraiment comme un fumeur la chaîne, mais, dieu, ce qu'il fumait! Chaque fois qu'il se préparait à allumer une nouvelle cigarette, il essayait d'éteindre la précédente, encore brûlante, sur la plante de nos pieds. En riant. Il trouvait le jeu très drôle. J'aurais voulu le voir sous terre. En silence, mais en concentrant toutes mes pensées sur ce désir, je le souhaitais chaque fois et, chaque fois, j'étais surprise et déçue de ne pas me voir exaucée.

Lekas-lekas

Par un merveilleux matin d'été — le jour se levait à peine — un appel inattendu fut claironné. En moins de trente secondes, la nouvelle avait traversé le camp. Contrairement à l'usage, ce ne furent pas les chefs de baraquement qui s'en chargèrent, elles n'en savaient d'ailleurs pas plus long que nous. La nouvelle était tombée comme un coup de tonnerre. Foudroyante. Tout à fait imprévue. Mais, de toute façon, l'ordre devait être exécuté. En toute hâte. Et nous ne disposions que de quelques minutes. Extrêmement urgent! En avant! En avant! Lekas-lekas (vite, vite). Sous la menace soudaine, dans le camp frappé d'une muette panique, tout le monde se rua vers le lieu de rassemblement. Tout le monde courut comme si sa vie était en jeu. Femmes, enfants, tous galopaient, le regard fixe. Dans un silence incroyable. Sinistre.

Annie, ma sœur, avait été tellement surprise qu'elle ne pouvait bouger d'un pas. Elle restait immobile, incapable de prononcer un mot, nous regardant sans nous voir, paralysée, tétanisée. Une statue. Une statue que ma mère et moi n'avions pas la force de porter. Il nous a fallu la tirer, la pousser, la traîner. Nous arrivâmes les dernières. Le jeu pouvait commencer.

Je ne me souviens plus du tout du motif de cet appel ni de la façon dont il se déroula. Seul le prologue en est resté gravé dans ma mémoire.

Ineffaçablement.

Les vers

Mon ventre était plein de vers.

Je n'étais pas préparée à cette compagnie, ils s'étaient invités d'eux-mêmes.

Je n'étais d'ailleurs pas la seule à devoir supporter leur présence. Ils faisaient partie de la vie du camp, de ses saletés, tout comme les cystites et les croûtes autour des yeux.

Les premiers occupants étaient petits et blancs. Ils furent suivis de vers plus grands, d'une teinte brun-rose-rouge, et qui témoignaient d'une énorme vitalité. Pour leur faciliter l'expulsion, à la sortie de mes intestins, je leur donnais souvent un petit coup de main.

Leur nombre crût bientôt de manière angoissante. Ma mère s'inquiéta, elle appela la doctoresse au secours. Celle-ci ne pouvait donner de médicaments, n'en ayant pas, mais elle me prescrivit un remède de bonne femme: manger des oignons crus. Ces oignons finiraient par tuer mes vers. Des oignons, encore des oignons, toujours des oignons! En ai-je avalé, des semaines durant, de ces oignons obtenus par les soins de la doctoresse. Mais ils n'eurent aucun effet. Je dus continuer à partager mon corps avec les vers.

À deux reprises, on me mit à l'infirmerie. Pas chez sœur B., hélas, chez une vieille chipie de religieuse. Toujours aussi malade, je rentrai au baraquement.

Les vers se multipliaient maintenant de manière indécente. Ils devenaient aussi de plus en plus grands.

Je me mis à haïr ces petits serpents sournois brun-rose-rouge. Ces petits bouts de viande visqueux se tortillaient au sortir de mon corps.

Je ne pouvais plus me supporter moi-même. Je me vivais comme un cauchemar. J'étais semblable à ces vers. Je me vomissais. Je me vomissais au propre comme au figuré.

Les vers vivaient encore quand, rejeté par mes vomissements, je les voyais se contorsionner. Des vers de quinze à vingt-cinq centimètres.

Vivants, ils sortaient de mon nez, de ma bouche, de mon anus.

Courrier

Pendant les quelques treize mois passés à Grogol, nous reçûmes à deux reprises la permission d'écrire à notre plus proche parent. Nous avions droit à une carte postale par famille. Sous deux conditions: un, le nombre de mots était limité, deux, nous ne pouvions écrire qu'en malais.

Depuis notre arrivée à Batavia, aucune de nous trois n'avait eu l'occasion d'apprendre sérieusement cette langue. Nous avons donc rédigé la missive à mon père en malais de 'pasar' (de marché).

Jamais ne nous parvint de réponse. Une fois, pourtant, nous reçûmes une carte de lui, écrite au crayon, un signe de vie en cinquante mots, non daté.

En déplacement

Les femmes et les enfants devaient quitter Grogol. Po qui le camp devait-il être libéré, nous l'ignorions. Où allions-nous? Nous ne le savions pas davantage. Les Japonais trouvaient la mention 'en déplacement' plus que suffisante.

Ma mère s'était foulé le pied. Il lui était impossible de marcher. Impossible aussi pour elle de s'appuyer sur des béquilles: nous n'en avions pas. Nous avons 'trouvé' une petite caisse munie de roulettes. C'est ainsi qu'elle accomplit le trajet.

Au milieu de la nuit, tout le monde fut rassemblé hors du camp. Des centaines et des centaines de femmes et d'enfants. Les Japonais avaient-ils choisi la nuit pour ne pas avoir maille à partir avec des indigènes trop curieux? Nous dûmes attendre. On nous donna la permission de nous asseoir. Il régnait une atmosphère de calme résignation. La nuit tropicale était sublime. Derrière nous, le camp, devant nous, rien que des champs, des champs immenses, s'étendant à l'infini. Je croyais voir les vagues d'une mer. La beauté de la nature me prit tout entière, je m'y laissai aller, comme un enfant. Cet unique moment de repos, cette paix grandiose ne dura guère. Nous dûmes nous lever, entrer dans la nuit. Marcher jusqu'au train qui nous attendait quelque part le long d'un quai, un peu plus loin —beaucoup plus loin. Et plus vite que ça! Lekas-lekas. Nous avons encore vu se lever le soleil, mais nous n'avions plus le cœur à jouir du spectacle.

Dans le train, la chaleur était suffocante. On nous fit asseoir sur deux rangées de banquettes de bois, étroites. Nous étions agglutinées les unes contre les autres, collées à la paroi. Nous ne pouvions ni bouger, ni parler, ni regarder dehors, nous n'avions pas le moindre souffle d'air. Les fenêtres blindées restaient fermées.

Tout le train était sous surveillance. En outre, dans chaque wagon, se tenait un garde armé d'un fusil. Pas plus que nous, il ne reçut de nourriture ni de boisson. Mais il avait une gourde. Le provocant ustensile attirait tous les regards.

Le train partit, le train roula lentement, le train s'arrêta, le train repartit, le train peina de nouveau. Et puis....

Je sais que nous sommes arrivées à destination. Je sais qu'il était tard, qu'on nous a rassemblées sur une place, que nous nous tenions debout dans l'obscurité, qu'au loin, quelque part, brillaient des lumières, que nous fûmes accueillies par une séance de hurlements, de clameurs, que les injures pleuvaient, qu'il y eut des pleurs et des grincements de dents, que l'attente n'avait pas de fin, qu'aucun de nous ne put retenir ni ses eaux ni le reste. Et puis... je ne sais plus très bien. Peut-être suis-je en train de confondre cet accueil avec un autre tout aussi fulminant, tout aussi effrayant, celui du camp d'Adek, le cinquième, le dernier. Une jeune femme, Indonésienne ou métisse, une interprète, qui faisait sans doute partie du personnel japonais du camp, glapissait un discours vociférant. On déchargea des chariots de matelas, ces matelas furent éventrés, leur contenu passé au crible.

Pour la ixième fois dans un laps de temps de vingt-quatre heures, j'avais bu toute la coupe, vu les comportements les plus extrêmes, éprouvé les sensations les plus diverses. Je crachais sur les adultes. Je crachais sur les Japonais. Je crachais sur le monde. J'étais morte de fatigue. J'en avais marre. De tout et de chacun.

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