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Chapitre — III

Tjideng, le premier camp

Le camp résidentiel

Tjideng était un quartier résidentiel typique des Indes néerlandaises: des rues, des avenues, des coins et des recoins, des sinuosités, des places et des placettes.

Sous l'occupation nipponne, ce quartier devint un camp. Un camp pour les femmes et les enfants blancs. On l'entoura de haies de bambous et de barbelés. Chaque maison devait être occupée par une, deux, trois familles. Parfois plus. Souvent plus. Des familles sans pères, sans frères aînés. Des familles sans hommes.

Les femmes devaient s'y occuper de tout. À elles de rassembler tout le nécessaire: lits et matelas, tables et chaises, armoires et ustensiles de cuisine, couverts, lampes... Tout ce qu'on peut trouver dans une maison pour y vivre. Mais les réfugiés venus d'Europe ne possédaient rien. Nous nous tirions d'affaire avec ce dont les autres ne voulaient pas.

Au début, les femmes à Batavia n'acceptèrent pas trop mal cet internement. Peut-être parce qu'il semblait offrir aux Blanches une certaine sécurité. Le couvre-feu imposé par les Japonais, les indésirables visites nipponnes du crépuscule avaient fait naître un sentiment d'inquiétude.

Ce camp de Tjideng fut donc 'occupé' par les femmes. Elles s'y installèrent. Elles en mirent un coup. On vit très vite naître des comités de foyers, de rues, de quartiers. Une crèche fut ouverte. Puis un hôpital. On s'occupa du corps et de l'esprit: clubs de bridge ou de gymnastique, au choix. Couturières, coiffeuses, esthéticiennes, tout pouvait encore se trouver. Sur rendez-vous! La vie des femmes se poursuivait. Tranquillement. Comme si de rien n'était.

Vivre dans le camp de Tjideng, initialement prévu pour 2.000 internés, fut d'abord supportable, très supportable. Plus tard, l'espace du camp fut fortement réduit. Pourtant on y entassa, dès la fin de 1943, 10.000 êtres humains. Des damnés sous le soleil.

La politique de l'autruche

En fait, vous étiez plus rassuré dans le camp de Tjideng que dehors. Pendant les premiers mois de notre détention, l'appel quotidien n'avait pas encore été instauré, et les Japonais se montraient rarement dans l'enceinte. Ils préféraient leur poste de garde, à l'entrée. Il fallait franchir ce poste de garde en entrant ou en sortant. Sortir du camp, au début, c'était encore possible. Un motif valable suffisait pour obtenir le cachet qui vous donnait l'illusion de la liberté pendant quelques heures. De cette liberté, ma mère et ma sœur firent souvent usage. Moi, non. Parce que, pour quitter le camp, nous devions saluer nos gardiens. Courber la tête. Devant eux! Et dans la ville aussi, il fallait compter avec les Japonais. S'incliner. Toujours s'incliner. Alors que je les détestais.

Dès que Batavia fut entièrement sous leur botte, dès qu'ils s'installèrent, dès qu'ils s'y trouvèrent chez eux, leur abord devint plus dur, plus sévère. Chaque fois qu'ils entraient dans votre champ de vision, vous deviez leur marquer un grand respect. Courber la tête très lentement et très profondément. Sans cela, vous étiez puni: un coup sec sur les oreilles ou quelqu'autre gentillesse.

Je fuyais tout contact avec les 'Japs'. Quand je ne les voyais pas, c'était comme s'ils n'existaient pas.

Warong Kita

Pendant les premiers mois, l'autorité occupante se contenta de mettre derrière les barbelés tous les citoyens blancs. Une fois là., nourriture et habillement étaient notre problème et non celui des Japonais. Ils ne s'en souciaient point. Chacun n'avait qu'A subvenir à ses besoins. Mais, pour manger, pour pouvoir acheter de quoi s'habiller, il faut de l'argent. On se mit à faire du troc. Tout le monde. Par nécessité. Du troc, non seulement entre prisonniers, mais aussi avec la population indigène, par-dessus la haie de bambous.

Mais les réfugiés venus d'Europe n'avaient rien à échanger. Pour gagner notre subsistance, il fallut travailler. C'était encore possible, en ce temps-là. Pour notre part, nous servîmes en quelque sorte de dépôt l'épicerie Warong Kita, commerce situé hors du camp. Nous prenions les commandes, nous les transmettions, Warong Kita livrait la marchandise, nous allions la chercher au poste de garde, nous la livrions 'à domicile'. Pour notre peine, nous recevions un pourcentage, plus une ristourne sur nos commandes personnelles. Nous travaillions durement. La petite affaire prospérait. Chacune de nous avait sa rue, ses clients. Ma mère et ma sœur étaient remarquables d'efficacité. Moi pas. Je n'éprouvais pas le même intérêt pour ce travail. J'y semais la confusion. Ma mère me licencia, ne me donnant plus que de petites corvées, je n'en éprouvai nul chagrin.

À deux reprises, j'ai accompagné ma mère et ma sœur au siège de Warong Kita. Tandis qu'elles faisaient les comptes dans un petit bureau, je traînais dans le magasin. Il y faisait frais, il y régnait une agréable odeur de fruits et d'épices. Tout était présenté de manière attrayante, dans de grands paniers, dans des caisses de bois, dans des pots d'argile rouge, dans des bouteilles, des bocaux, des bacs, sur le comptoir, sur le sol, le long des murs. C'était une boutique de rêve. Je m'y sentais heureuse, j'y jouais à la marchande comme à la maison, derrière le comptoir de mon magasin miniature. À la maison. À Bruxelles.

Patinage

Des concours furent organisés, pour les enfants. Les Japonais avaient accordé leur permission. C'étaient des épreuves de ping-pong, de course, de badminton, divers jeux de ballon, du patinage. Je me suis inscrite à cette dernière épreuve. Je possédais des patins à roulettes. C'était mon seul jouet, à Batavia. Mes ours et mes poupées étaient restés en Belgique.

À Bruxelles, j'avais beaucoup patiné. L'hiver, je faisais du patinage artistique dans un club couvert, 'le Saint Sauveur'. L'été, du patin à roulettes dehors, sur le boulevard Lambermont, là où nous habitions.

Dans le camp de Tjideng, je me remis donc au patinage. Je remportai le premier prix. Un diplôme daté du 16/1/2300, chronologie japonaise.

Monter de classe

Les Japonais trouvaient l'enseignement tout à fait superflu. Aller à l'école à Tjideng était pourtant possible. Le commandant du camp le permettait, pourvu que les cours fussent limités à l'enseignement primaire et donnés en malais. Cette dernière condition était loin d'être respectée. Il n'y avait guère de contrôles, les Japonais avaient d'autres chats à fouetter, ils ne manifestaient d'ailleurs aucun intérêt.

Les femmes de Tjideng ouvrirent donc une petite école. Le chef de camp européen ne rendit pas sa fréquentation obligatoire, mais j'étais tellement heureuse de pouvoir à nouveau m'instruire qu'en trois mois de classe je ne manquai pas plus de deux fois. Quatre branches étaient au programme: le malais, le néerlandais, le calcul, les sciences (botanique et zoologie). Mon carnet de notes témoigne que je pouvais monter de classe. Je n'ai pas eu cette chance. Au lieu de pouvoir continuer ces études, je dus 'déménager' dans un autre camp.

Le tremblement de terre

J'aimais bien mon père, de tout mon être. Depuis décembre 1941, date à laquelle nous avions été envoyées en pensionnat, je ne l'avais plus revu. Mon père était mon grand ami. Cette amitié me manquait. Je devins donc difficile. À vrai dire j'étais même devenue une enfant tout à fait impossible. Mon sens de la justice avait été si souvent blessé depuis mai 40 que ma confiance dans les 'grandes personnes' avait complètement disparu. Me méfiant d'elles, je les tenais à l'œil, je les observais et si je me taisais, je n'en pensais pas moins. Je les méprisais profondément et je m'en voulais de cette attitude. Je me faisais horreur. J'aurais tant aimé que les choses fussent différentes.

Pareil conflit devait, fatalement, trouver un exutoire. Mes désillusions refoulées, accumulées, se libérèrent en agressivité.

Je me querellais avec ma mère. Rien qu'avec elle. Toutes les occasions étaient bonnes pour des prises de bec. Mes colères brutales ne connaissaient pas de limite, et ma mère ne voyait pas d'autre solution que de sévir.

J'étais de nouveau punie. Ma mère avait pris des mesures draconiennes: je ne pouvais voir personne, parler à personne. Impossible, d'ailleurs, de quitter la maison. J'étais enfermée. À double tour. Une évasion était exclue, l'unique fenêtre de la minuscule chambre étant munie d'un grillage. Quant à ma mère, elle était sortie.

J'ai oublié les motifs de la punition, je n'oublierai jamais le tremblement de terre qui s'est produit ce jour-là. Aussi bref que terrible.

J'entendais crier des femmes, pleurer des enfants. On menait grand vacarme dans la caserne indigène située derrière la haie de bambous.

J'entendais hurler dehors: 'sortez, sortez'. Et je me trouvais là. Enfermée dans une chambre. Toute seule dans la maison.

Inexorablement.
Comment aurais-je pu sortir?

Ce tremblement de terre, je ne l'ai pas traversé manière innocente. Je l'ai vécu intensément. Dans une sueur d'angoisse. Dans un étrange malaise. Dans une rage folle. Avec de profonds sentiments de haine. Le sommet de l'absurde me semblait atteint: j'étais en prison dans une prison.

Cette chose-là

C'est au camp résidentiel que je fus pour la première fois indisposée. N'étant pas informée, je n'y comprenais rien. Je me sentais misérable.

Après beaucoup d'hésitations, je racontais cette catastrophe à ma mère. Elle me parut ravie, et très fière. J'étais une grande fille maintenant, une adulte. Capable de se marier, disait-elle.

Je n'avais ni envie de devenir adulte ni envie de me marier.

Moi, je mourais de honte. J'aurais voulu me cacher. 1 Cet événement incongru me paraissait complètement privé de sens. Ma mère essaya de me consoler: j'avais régulièrement d'affreuses migraines, des migraines telles, lesquelles me clouaient au lit des jours durant, je ne, pouvais plus remuer le petit doigt, je ne parvenais plus', à me laver, à me peigner. Selon elle, ces migraines, allaient s'atténuer, qui sait, peut-être même disparaître peu à peu. J'aimais mieux avoir des maux de tête.

J'ai injurié ma mère. Me faire cela, à moi. Comment, osait-elle? Elle n'avait qu'A s'arranger pour me débarrasser de cette chose-là, faire en sorte qu'elle ne revienne plus. J'étais si déchaînée qu'à bout de ressources ma, mère me conduisit chez la doctoresse du camp. En peu de mots, mais avec beaucoup de tact, celle-ci parvint à me calmer. De cette conversation, je pus conclure que cette chose-là était irréversible. Je fus encore deux fois indisposée. Je continuai à râler. J'étais insupportable pendant toute la période des règles, aucune parole ne sortait de ma bouche, sauf les récriminations envers ma mère, ma mère qui me forçait à laver ces linges trempés de sang, ces chiffons puants. J'aurais voulu les jeter le plus loin possible.

Pourquoi cette misère en plus de toutes les autres? Et mes migraines étaient loin d'avoir disparu.

Comme je continuais à ressasser mon malheur, je m'entendis ordonner de me taire. De ne plus souffler mot à ce sujet. Car le fait d'être indisposée (menstruation et règles étaient des termes tabous) ne regardait personne. Même pas ma propre mère. Cette chose-là était normale, me lamenter ne servirait à rien. Je devais subir mon sort en silence, comme tout le monde, et ensuite, basta.

Cette chose-là ne revint pas. C'était le cas de toutes les femmes après quelques mois de détention. Mais personne n'en parlait. D'abord, parce qu'aux Indes néerlandaises même les Européens se montrent superstitieux. Mieux valait se taire à cause du mauvais œil. Sans quoi, cette chose-là reviendrait et, dans les circonstances que nous vivions, son absence valait mieux que sa présence. Ensuite, parce que personne ne s'expliquait la cause du phénomène. Et, en somme, au camp, la féminité n'avait guère de sens.

Comme ma sœur trouvait une compensation à son sort dans l'impossibilité où elle se trouvait de fréquenter l'école, j'en trouvais une au mien: vivre au camp me préservait d'être indisposée.

Blacky

J'avais un petit ami. Il habitait la rue voisine. Il portait un nom viril: Éric. Nous nous sommes beaucoup aimés. Je le trouvais beau, et gentil. Sans doute éprouvait-il les mêmes sentiments à mon égard, car il me fit un cadeau. Un petit chien. Un teckel de trois semaines. Ma mère ne raffolait pas des animaux, pourtant, je réussis à garder celui-ci, sous les conditions d'usage: le soigner moi-même, le sortir moi-même, nettoyer moi-même ce qu'il salirait, lui donner moi-même a, manger et ... être un peu plus sage.

Le nom de mon petit chien fut vite trouvé: Blacky. Bien qu'avec une oreille tachée de brun, tout comme son bout de queue, Blacky ne fût pas précisément d'un noir de jais.

Quelques sous que j'avais amassés me permirent de lui acheter une écuelle chez Warong Kita. Une jolie écuelle en émail, blanche, tachetée de bleu. Blacky était ma richesse, mon camarade de jeu. Durant des heures, on s'amusait. Où je me trouvais, on trouvait Blacky. Où se trouvait Blacky, je me trouvais.

Hélas, les Japonais prirent de nouvelles mesures. L'autorisation de quitter le camp devint très difficile à obtenir. Gagner de l'argent —comme nous le faisions grâce à Warong Kita— fut interdit. En réaction à cela, le comité des femmes de Tjideng prit d'autres dispositions. Le résultat fut que désormais, le camp était partagé en deux catégories de citoyens: ceux de première classe, capable de pourvoir eux-mêmes à leur entretien, et ceux de seconde zone, qui devaient être secourus, tout au moins en ce qui concernait la nourriture. De cuisine commune, il ne fut pas question. Ce n'était pas l'avantage des 'première classe'. Chacun devait donc cuire sa pitance personnelle. Les vivres seraient dorénavant vendus dans l'enceinte du camp. Payables comptant. Avec de l'argent. Avec de l'argent! Vous deviez, en avoir. Nous n'en n'avions pas.

C'est à ce moment que se plaça l'appel. Un ordre des Japonais. Les citoyens de seconde zone étaient priés de se faire connaître. Ces citoyens de seconde zone étaient pour la plupart des réfugiés d'Europe. Surtout des Juifs. (Aux Indes néerlandaises on ne parlait pas de Juifs, on parlait d'israélites en donnant au terme le même sens péjoratif. Mais à ce moment-là, je ne l'entendais pas ainsi. Donc peu m'importait.

N'étais-je pas une petite hollandaise?)

L'ordre japonais mit tout sens dessus dessous. L'angoisse des femmes juives réveilla aussitôt ma peur refoulée. Je me trouvais une nouvelle fois réduite à la condition de 'petite juive'. Oui, l'appel me jeta en plein désarroi. J'oubliais que nous relevions de l'assistance, dans ces directives de l'occupant, je ne vis plus qu'une sorte de décret visant les Juifs.

Les femmes se firent connaître. Une par une. Les Japonais avaient annoncé que celles qui s'abstiendraient seraient punies.

C'était pour ma mère un grand dilemme, un cas de conscience qui l'occupait sans répit. Elle attendit d'ailleurs jusqu'à la dernière minute, jusqu'à l'ultime mise en garde. 'Ceci est le dernier appel'. Beaucoup ne se décidèrent qu'alors. Nous rentrâmes dans le rang, on se joignit à la file. Il nous fut communiqué que nous ferions partie d'un convoi, que le jour du départ était déjà fixé, que nous ne pouvions rien emporter, à part une valise ou un baluchon.

Blacky ne pouvait donc pas nous accompagner. Blacky devait rester où il était. Mais chez qui? Blacky retourna chez Éric. Ses habitudes, ses traits de caractère furent décrits dans les moindres détails. Je suppliai Éric de bien soigner Blacky, de bien veiller sur lui, de le garder jusqu'à ce que je vienne le chercher.

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