
... first long
letter home ...

Tientsin, le 15 novembre 1945
Mes chers tous,
Nous venons de recevoir une lettre du 25 octobre en anglais et entièrement écrite de la main de Papa. Elle était hélas! très courte mais nous a fait cependant grand plaisir. Vous nous dites être tous en bonne santé; par les temps présents, c'est là, la plus grande des richesses. Nous aussi n'avons sur ce chapitre aucunement à nous plaindre: les enfants ...
[family gossip]
Les américains sont arrivés en force dans le Nord de la Chine avec un matériel épouvantable, les chinois nationalistes (Chungking) occupent les postes civils mais ne paraissent pas avoir, jusqu'à présent fait grand chose, les chinois communistes (Yennan) ont déployé une de leurs armées dans toute la région et s'amusent (!) en coupant routes et chemins de fer, à isoler Tientsin de l'intérieur du pays et les japonais, militaires et civils, ainsi que les boches, se baladent dans la ville comme s'il n'y avait pas eu de guerre!
Comme situation monétaire, c'est à y perdre son latin! Les américains ont amené ici leur Dollar et n'ont pas manqué de faire monter verticalement les prix; la devise officielle est toujours le papier mis en circulation pendant la guerre par les japs en quantité astronomique, d'où inflation et prix ridiculement élevés (un œuf $125 contre $0.01 en 1936, et le tout à l'avenant); il y a aussi la devise nationale de Chungking qui vaut un peu plus que le dollar japonais mais qui n'est pas beaucoup meilleur et il y a aussi le métal, car bien des opérations se font en onces d'or fin!
La Banque n'est pas encore ouverte et Dieu sait quand elle le sera. J'attends des ordres, des instructions, du capital et des appointements et en attendant, on essaye de nettoyer la saleté que les japs nous ont laissée tant dans la comptabilité et les archives de la Banque, que dans les bureaux et les appartements!
Au début de notre retour, j'avais été tellement dégoûté de l'état de mon appartement que j'avais décidé de ne plus y entrer, nous avions loué une maison assez loin du centre de la ville mais devant toutes les difficultés que comportait cet éloignement, nous nous sommes tout de même résolus à revenir nous installer "chez nous"!
D'abord grande désinfection de locaux, les réparations seront pour plus tard, lorsqu'il y aura moyen d'avoir de la galette; du mobilier, il n'y en avait presque plus et nous avons dû en emprunter à un ami.
Il y a ensuite le difficile problème des domestiques qui sont devenus très exigeants et rapaces ... et depuis une semaine nous "campons" dans deux petites chambres que nous chauffons, par économie, avec un tout petit poêle. Il ne peut être question de faire fonctionner le chauffage: il nous fallait, avant la guerre, 40 tonnes par mois à $14 pour l'immeuble, le prix aujourd'hui est $40.000 la tonne et je ne puis vraiment pas me chauffer pour $1.600.000 par mois !!!
L'Avenir?
Il ne me paraît pas des plus roses et je ne puis me résoudre à devenir optimiste!
Les temps ont changé.
L'étranger en Chine, à la suite de l'abrogation des traités d'extra-territorialité, n'a pas plus de droits qu'un chinois; une longue guerre civile paraît inévitable; le gouvernement central ne fait rien, ou pas grand chose, pour encourager la reprise de la vie économique du pays; les Etats-Unis doivent commencer à se rendre compte que le problème chinois est un rude casse-tête et je ne serais pas étonné que d'ici quelques mois, si la situation ne s'améliore pas, nous assistions, en Chine, à un magistral coup de théâtre!
En attendant, on végète, on vivote et on s'inquiète ... ce qui n'est pas, surtout en ce qui me concerne, pour calmer mes nerfs déjà pas mal éprouvés durant ce séjour à Weihsien!
Au fond, nous n'y étions pas tellement mal et nous avons eu la chance d'être internés dans le camp d'Extrême-Orient qui certainement était, à tous les points de vue, le meilleur.
Je vous en entretiendrai au cours d'une prochaine lettre; la présente est déjà assez longue et je crains de vous ennuyer.
Je n'ai pu, hélas! prendre jusqu'à présent de photos; je n'ai pas encore récupéré mes caméras qui ont été en sécurité pendant toute la guerre chez un chinois. J'irai les rechercher la semaine prochaine, tâcherai de trouver des films et vous enverrai bientôt une collection de photos ...
[family gossip]
... Tout ce que vous raconterez de vous tous, de votre vie pendant la guerre et après la libération, nous intéressera.
A bientôt d'autres nouvelles et de tout cœur de nous cinq beaucoup de bises et d'amitiés à tous.
Paul
Ecrivez toujours via "Belgian Embassy Chungking"
La présente expédiée le 19 novembre via même voie.
Mes chers tous,
Nous venons de recevoir une lettre du 25 octobre en anglais et entièrement écrite de la main de Papa. Elle était hélas! très courte mais nous a fait cependant grand plaisir. Vous nous dites être tous en bonne santé; par les temps présents, c'est là, la plus grande des richesses. Nous aussi n'avons sur ce chapitre aucunement à nous plaindre: les enfants ...
[family gossip]
Les américains sont arrivés en force dans le Nord de la Chine avec un matériel épouvantable, les chinois nationalistes (Chungking) occupent les postes civils mais ne paraissent pas avoir, jusqu'à présent fait grand chose, les chinois communistes (Yennan) ont déployé une de leurs armées dans toute la région et s'amusent (!) en coupant routes et chemins de fer, à isoler Tientsin de l'intérieur du pays et les japonais, militaires et civils, ainsi que les boches, se baladent dans la ville comme s'il n'y avait pas eu de guerre!

La Banque n'est pas encore ouverte et Dieu sait quand elle le sera. J'attends des ordres, des instructions, du capital et des appointements et en attendant, on essaye de nettoyer la saleté que les japs nous ont laissée tant dans la comptabilité et les archives de la Banque, que dans les bureaux et les appartements!
Au début de notre retour, j'avais été tellement dégoûté de l'état de mon appartement que j'avais décidé de ne plus y entrer, nous avions loué une maison assez loin du centre de la ville mais devant toutes les difficultés que comportait cet éloignement, nous nous sommes tout de même résolus à revenir nous installer "chez nous"!
D'abord grande désinfection de locaux, les réparations seront pour plus tard, lorsqu'il y aura moyen d'avoir de la galette; du mobilier, il n'y en avait presque plus et nous avons dû en emprunter à un ami.
Il y a ensuite le difficile problème des domestiques qui sont devenus très exigeants et rapaces ... et depuis une semaine nous "campons" dans deux petites chambres que nous chauffons, par économie, avec un tout petit poêle. Il ne peut être question de faire fonctionner le chauffage: il nous fallait, avant la guerre, 40 tonnes par mois à $14 pour l'immeuble, le prix aujourd'hui est $40.000 la tonne et je ne puis vraiment pas me chauffer pour $1.600.000 par mois !!!
L'Avenir?
Il ne me paraît pas des plus roses et je ne puis me résoudre à devenir optimiste!
Les temps ont changé.
L'étranger en Chine, à la suite de l'abrogation des traités d'extra-territorialité, n'a pas plus de droits qu'un chinois; une longue guerre civile paraît inévitable; le gouvernement central ne fait rien, ou pas grand chose, pour encourager la reprise de la vie économique du pays; les Etats-Unis doivent commencer à se rendre compte que le problème chinois est un rude casse-tête et je ne serais pas étonné que d'ici quelques mois, si la situation ne s'améliore pas, nous assistions, en Chine, à un magistral coup de théâtre!
En attendant, on végète, on vivote et on s'inquiète ... ce qui n'est pas, surtout en ce qui me concerne, pour calmer mes nerfs déjà pas mal éprouvés durant ce séjour à Weihsien!
Au fond, nous n'y étions pas tellement mal et nous avons eu la chance d'être internés dans le camp d'Extrême-Orient qui certainement était, à tous les points de vue, le meilleur.
Je vous en entretiendrai au cours d'une prochaine lettre; la présente est déjà assez longue et je crains de vous ennuyer.
Je n'ai pu, hélas! prendre jusqu'à présent de photos; je n'ai pas encore récupéré mes caméras qui ont été en sécurité pendant toute la guerre chez un chinois. J'irai les rechercher la semaine prochaine, tâcherai de trouver des films et vous enverrai bientôt une collection de photos ...
[family gossip]
... Tout ce que vous raconterez de vous tous, de votre vie pendant la guerre et après la libération, nous intéressera.
A bientôt d'autres nouvelles et de tout cœur de nous cinq beaucoup de bises et d'amitiés à tous.
Paul
Ecrivez toujours via "Belgian Embassy Chungking"
La présente expédiée le 19 novembre via même voie.
... second long letter home ...
Tientsin, le 8 janvier 1946
Mes chers tous,
[family gossip]
Moi-même, qui ai certainement beaucoup moins de soucis que vous tous, suis toujours, le soir, extrêmement fatigué; lorsque je ne vais pas me coucher après le souper, je reste dans un fauteuil près de la radio à sommeiller aux sons souvent peu harmonieux d'une musique "made in U.S.A." à l'intention des G.I.
Je n'ai pas encore recouvré mon énergie d'avant la guerre et ne suis pas encore tout à fait réadapté à ma nouvelle vie. Sont-ce les quelques années que j'ai de plus ou bien est-ce le camp qui m'a ramolli?
J'en doute, car diable! on n'avait pas le temps là-bas de songer à se reposer. Je vous ai déjà, dans certaines de mes précédentes, parlé de la façon dont nous vivions à Weihsien; je vais essayer aujourd'hui de vous donner un peu plus de détails. Et tout d'abord, je dois vous dire quelques mots de la période qui a précédé notre internement:
Malgré l'occupation japonaise de la Chine, nous - comme tous les étrangers - avons vécu ici avant le 8 décembre 1941 libres, quoique singulièrement empoisonnés par un tas de restrictions que les Nips imposaient sur les affaires, les communications, la circulation, etc... mais on ne s'inquiétait que très peu d'eux, et l'on vivait comme il nous plaisait, c'est-à-dire très confortablement!
Tout à changé le 8 décembre 1941, jour où, vers 8h30 les bureaux de la Banque furent envahis par la soldatesque qui nous maintint, Pétiaux et moi, à vue en insistant pour que je leur donne les clés des coffres et des chambres fortes, ce qu'après refus de ma part, je fus obligé de faire vers une heure de l'après-midi, en présence de notre consul, que les Japs avaient fait venir, et du directeur d'une banque nipponne qui était, disait-il, chargé par les autorités de "liquider" la Banque Belge!
J'ai rouspété comme un diable en arguant que la Belgique n'avait pas déclaré la guerre au Japon, que la Banque était propriété privée à laquelle ils n'avaient pas le droit de toucher et ... finalement, après plusieurs jours de discussions pas agréables, ils autorisèrent la Banque à rouvrir le 15 décembre.
Cela ne dura pas longtemps, car le 20, notre gouvernement de Londres s'étant officiellement déclaré en état de guerre avec le Japon, la Banque fut ré-envahie le lundi 22 décembre, cette fois sans plus d'espoir et nous dûmes, sous la direction "d'experts" japonais, liquider!
Nous les avons, évidemment, roulés dans les grandes largeurs et ils n'y ont jamais vu - ils sont si bêtes, heureusement pour nous - que du feu!
Au point de vue vie privée et malgré leur arrogance, ils nous laissèrent assez tranquilles; ils nous prirent bien notre radio et notre auto, il réduisirent nos appointements au niveau de ceux d'un employé chinois, ils nous obligèrent à porter un brassard rouge, mais nous fûmes autorisés à continuer à habiter l'appartement de la Banque, nous pûmes sortir, nous balader dans un quartier assez étendu, dont les issues étaient d'ailleurs barricadées et gardées par la troupe.
Et c'est ainsi, avec des ennuis relativement minimes, que nous avons vécu jusque fin 1942, époque à laquelle ils nous mirent, purement et simplement, à la porte de notre appartement.
Les Pétiaux et nous, nous installâmes ensemble dans une maison assez confortable, située à l'écart, assez loin du centre où nous espérions qu'on nous oublierait et qu'on nous laisserait tranquilles.
Hélas! vers la mi-mars nous fûmes invités, avec une trentaine d'autres belges, la majorité des anglais, américains et hollandais, à nous tenir prêts à partir en villégiature à Weihsien!
Nous ne pûmes prendre qu'un nombre limité de bagages; nos meubles, piano, etc ..., nos magnifiques tapis durent être abandonnés dans notre logement fermé à clés, ces dernières devant être remises aux autorités et ... vous vous doutez du reste!
Les bandits!
Et le 29 mars à 8h du soir, nous fûmes, sous bonne garde, conduits pédestrement d'un lieu de rassemblement, à la gare. Vous ne pouvez vous imaginer ce qu'était ce voyage de 24 heures encaqués à 120 dans un wagon de 3e classe, portes et fenêtres closes et surveillés de près par une soi-disant "police consulaire" arrogante, hargneuse et ne cherchant qu'un incident pour avoir l'occasion et la satisfaction de montrer sa force!
Tout s'est cependant relativement bien passé, jusqu'à notre arrivée à Weihsien où nos premières impressions eurent pour résultat un profond découragement et un cafard monstre!
Figurez-vous un enclos d'environ 300 sur 250 mètres, quelques grands bâtiments et une cinquantaine de rangées de maisons basses - des "blocks" comme nous les avons appelés par la suite - chacun composé d'une dizaine de "chambres".
Cet enclos, avant la guerre était une école chinoise dirigée par les Missions Protestantes et ces "chambres" servaient de logement aux étudiants chinois pensionnaires.
C'est nous qui les remplaçâmes et nous fûmes assez heureux pour être désignés, dès notre arrivée pour un "bloc" bien situé où on nous alloua, pour nous quatre, deux de ces petites chambres. Chacune mesurait 9 pieds sur 12 et 10 de hauteur, une fenêtre au sud d'environ 3 pieds sur 3 et une autre au nord d'environ 3 pieds sur 1.
A notre arrivée, ces chambres étaient complètement vides et malgré la promesse faite par les japs de nous délivrer nos bagages immédiatement, ils nous ont fait attendre dix jours pendant lesquels nous avons vécu vraiment à la dure, sans lit, sans couverture, pour ainsi dire sans vaisselle et ce n'est que grâce à l'aide de quelques missionnaires et quelques amis que nous avons pu mettre une paillasse par terre et que nous avons pu manger dans des gamelles!
Il n'y avait évidemment aucune organisation et c'est nous, les internés, qui dès le début avons dû installer cuisines, boulangerie, W.C., douches, hôpital, bureaux et ... le tout dans des locaux sales et délabrés et avec un matériel de fortune.
Heureusement, nous avions des hommes à la page; par exemple, tous les meilleurs médecins du Nord de la Chine, des ingénieurs, des ouvriers de toute espèce et tous des travailleurs.
Les débuts furent très durs, mais les japs nous laissèrent assez tranquilles en déclarant qu'ils étaient là pour nous tenir enfermés et non pas pour s'occuper de notre confort, de nos malades, de la préparation de notre nourriture, etc ...
Le camp nomma un comité qui jusqu'à la fin réussit à garder, grâce à son attitude toujours énergique, un prestige qui nous fut à diverses reprises très utile et qui nous évita, si pas des atrocités, des mesures disciplinaires que les japs auraient voulu mettre en vigueur à la suite de certains vols à leur détriment, d'une évasion de deux internés, de manifestations pro-alliées ou contre la réduction des rations, etc ...
J'ai fait partie de ce comité et je vous assure qu'il n'était pas toujours facile de naviguer entre les 1.500 internés et le commandant jap du camp et surtout son chef de police, un ancien gendarme d'un physique répugnant et d'une brutalité digne de sa race; nous l'avions d'ailleurs surnommé King Kong!
Nous avons cependant toujours été privilégiés: nous avons rarement manqué de nourriture et nos amis de Tientsin nous envoyaient souvent des colis.
Durant tout notre séjour au camp, nous avons toujours eu du pain, la plupart du temps excellent, fait par une trentaine d'internés dirigés par deux ou trois vrais maîtres boulangers. Le camp avait organisé une cuisine spéciale pour les gosses au-dessous de cinq ans; on leur donnait les meilleurs morceaux de viande, les meilleurs légumes, on leur donnait du lait - un peu évidemment - et un œuf par jour et tout cela était préparé par quelques dames, sous la surveillance de docteurs diététiciens.
Tous les enfants avaient d'ailleurs à Weihsien des mines resplendissantes.
Quant aux adultes, ils avaient à travailler dur, d'abord pour la communauté et ensuite pour eux-mêmes! Et ma foi, à ce régime, on ne grossissait pas!
Mais tout cela est passé et on ne se plaint pas!
D'autres, par milliers, ont beaucoup plus souffert que nous et si l'on rouspétait parfois contre les travaux dégradants qu'il fallait faire, contre la longueur de la guerre et l'absence de nouvelles, on se rendait compte que nous étions à Weihsien des prisonniers grandement privilégiés!
le 12 janvier (1946)
Je viens de relire ce que j'ai tapé ces deux ou trois derniers jours: c'est un peu confus, un peu tiré par les cheveux, mais cela vous donnera peut-être une idée de ce que fut notre vie durant ces dernières années. J'aurai sans doute encore l'occasion de vous raconter quelques petites histoires du camp; vous devez bien penser que dans notre petit village de 1.500 âmes il y avait pas mal de commères et de potins et que l'on s'amusait parfois de petits riens qui cependant nous aidaient durant quelques heures à nous remonter le moral et à trouver la vie pas si bête!
J'ai reçu hier des nouvelles de Shanghai m'annonçant que je devrais prendre la direction de la succursale de cette ville dans le courant du mois d'avril. Cela me fera un nouveau déménagement, mais au fond, j'en suis content. Je commence à en avoir assez de Tientsin.
A bientôt d'autres nouvelles, j'espère que j'en recevrai aussi des vôtres et je vous embrasse tous de tout cœur.
Paul
Mes chers tous,
[family gossip]
Moi-même, qui ai certainement beaucoup moins de soucis que vous tous, suis toujours, le soir, extrêmement fatigué; lorsque je ne vais pas me coucher après le souper, je reste dans un fauteuil près de la radio à sommeiller aux sons souvent peu harmonieux d'une musique "made in U.S.A." à l'intention des G.I.
Je n'ai pas encore recouvré mon énergie d'avant la guerre et ne suis pas encore tout à fait réadapté à ma nouvelle vie. Sont-ce les quelques années que j'ai de plus ou bien est-ce le camp qui m'a ramolli?
J'en doute, car diable! on n'avait pas le temps là-bas de songer à se reposer. Je vous ai déjà, dans certaines de mes précédentes, parlé de la façon dont nous vivions à Weihsien; je vais essayer aujourd'hui de vous donner un peu plus de détails. Et tout d'abord, je dois vous dire quelques mots de la période qui a précédé notre internement:
Malgré l'occupation japonaise de la Chine, nous - comme tous les étrangers - avons vécu ici avant le 8 décembre 1941 libres, quoique singulièrement empoisonnés par un tas de restrictions que les Nips imposaient sur les affaires, les communications, la circulation, etc... mais on ne s'inquiétait que très peu d'eux, et l'on vivait comme il nous plaisait, c'est-à-dire très confortablement!
Tout à changé le 8 décembre 1941, jour où, vers 8h30 les bureaux de la Banque furent envahis par la soldatesque qui nous maintint, Pétiaux et moi, à vue en insistant pour que je leur donne les clés des coffres et des chambres fortes, ce qu'après refus de ma part, je fus obligé de faire vers une heure de l'après-midi, en présence de notre consul, que les Japs avaient fait venir, et du directeur d'une banque nipponne qui était, disait-il, chargé par les autorités de "liquider" la Banque Belge!
J'ai rouspété comme un diable en arguant que la Belgique n'avait pas déclaré la guerre au Japon, que la Banque était propriété privée à laquelle ils n'avaient pas le droit de toucher et ... finalement, après plusieurs jours de discussions pas agréables, ils autorisèrent la Banque à rouvrir le 15 décembre.
Cela ne dura pas longtemps, car le 20, notre gouvernement de Londres s'étant officiellement déclaré en état de guerre avec le Japon, la Banque fut ré-envahie le lundi 22 décembre, cette fois sans plus d'espoir et nous dûmes, sous la direction "d'experts" japonais, liquider!
Nous les avons, évidemment, roulés dans les grandes largeurs et ils n'y ont jamais vu - ils sont si bêtes, heureusement pour nous - que du feu!
Au point de vue vie privée et malgré leur arrogance, ils nous laissèrent assez tranquilles; ils nous prirent bien notre radio et notre auto, il réduisirent nos appointements au niveau de ceux d'un employé chinois, ils nous obligèrent à porter un brassard rouge, mais nous fûmes autorisés à continuer à habiter l'appartement de la Banque, nous pûmes sortir, nous balader dans un quartier assez étendu, dont les issues étaient d'ailleurs barricadées et gardées par la troupe.
Et c'est ainsi, avec des ennuis relativement minimes, que nous avons vécu jusque fin 1942, époque à laquelle ils nous mirent, purement et simplement, à la porte de notre appartement.
Les Pétiaux et nous, nous installâmes ensemble dans une maison assez confortable, située à l'écart, assez loin du centre où nous espérions qu'on nous oublierait et qu'on nous laisserait tranquilles.
Hélas! vers la mi-mars nous fûmes invités, avec une trentaine d'autres belges, la majorité des anglais, américains et hollandais, à nous tenir prêts à partir en villégiature à Weihsien!
Nous ne pûmes prendre qu'un nombre limité de bagages; nos meubles, piano, etc ..., nos magnifiques tapis durent être abandonnés dans notre logement fermé à clés, ces dernières devant être remises aux autorités et ... vous vous doutez du reste!
Les bandits!
Et le 29 mars à 8h du soir, nous fûmes, sous bonne garde, conduits pédestrement d'un lieu de rassemblement, à la gare. Vous ne pouvez vous imaginer ce qu'était ce voyage de 24 heures encaqués à 120 dans un wagon de 3e classe, portes et fenêtres closes et surveillés de près par une soi-disant "police consulaire" arrogante, hargneuse et ne cherchant qu'un incident pour avoir l'occasion et la satisfaction de montrer sa force!
Tout s'est cependant relativement bien passé, jusqu'à notre arrivée à Weihsien où nos premières impressions eurent pour résultat un profond découragement et un cafard monstre!
Figurez-vous un enclos d'environ 300 sur 250 mètres, quelques grands bâtiments et une cinquantaine de rangées de maisons basses - des "blocks" comme nous les avons appelés par la suite - chacun composé d'une dizaine de "chambres".
Cet enclos, avant la guerre était une école chinoise dirigée par les Missions Protestantes et ces "chambres" servaient de logement aux étudiants chinois pensionnaires.
C'est nous qui les remplaçâmes et nous fûmes assez heureux pour être désignés, dès notre arrivée pour un "bloc" bien situé où on nous alloua, pour nous quatre, deux de ces petites chambres. Chacune mesurait 9 pieds sur 12 et 10 de hauteur, une fenêtre au sud d'environ 3 pieds sur 3 et une autre au nord d'environ 3 pieds sur 1.
A notre arrivée, ces chambres étaient complètement vides et malgré la promesse faite par les japs de nous délivrer nos bagages immédiatement, ils nous ont fait attendre dix jours pendant lesquels nous avons vécu vraiment à la dure, sans lit, sans couverture, pour ainsi dire sans vaisselle et ce n'est que grâce à l'aide de quelques missionnaires et quelques amis que nous avons pu mettre une paillasse par terre et que nous avons pu manger dans des gamelles!
Il n'y avait évidemment aucune organisation et c'est nous, les internés, qui dès le début avons dû installer cuisines, boulangerie, W.C., douches, hôpital, bureaux et ... le tout dans des locaux sales et délabrés et avec un matériel de fortune.
Heureusement, nous avions des hommes à la page; par exemple, tous les meilleurs médecins du Nord de la Chine, des ingénieurs, des ouvriers de toute espèce et tous des travailleurs.
Les débuts furent très durs, mais les japs nous laissèrent assez tranquilles en déclarant qu'ils étaient là pour nous tenir enfermés et non pas pour s'occuper de notre confort, de nos malades, de la préparation de notre nourriture, etc ...
Le camp nomma un comité qui jusqu'à la fin réussit à garder, grâce à son attitude toujours énergique, un prestige qui nous fut à diverses reprises très utile et qui nous évita, si pas des atrocités, des mesures disciplinaires que les japs auraient voulu mettre en vigueur à la suite de certains vols à leur détriment, d'une évasion de deux internés, de manifestations pro-alliées ou contre la réduction des rations, etc ...
J'ai fait partie de ce comité et je vous assure qu'il n'était pas toujours facile de naviguer entre les 1.500 internés et le commandant jap du camp et surtout son chef de police, un ancien gendarme d'un physique répugnant et d'une brutalité digne de sa race; nous l'avions d'ailleurs surnommé King Kong!
Nous avons cependant toujours été privilégiés: nous avons rarement manqué de nourriture et nos amis de Tientsin nous envoyaient souvent des colis.
Durant tout notre séjour au camp, nous avons toujours eu du pain, la plupart du temps excellent, fait par une trentaine d'internés dirigés par deux ou trois vrais maîtres boulangers. Le camp avait organisé une cuisine spéciale pour les gosses au-dessous de cinq ans; on leur donnait les meilleurs morceaux de viande, les meilleurs légumes, on leur donnait du lait - un peu évidemment - et un œuf par jour et tout cela était préparé par quelques dames, sous la surveillance de docteurs diététiciens.
Tous les enfants avaient d'ailleurs à Weihsien des mines resplendissantes.
Quant aux adultes, ils avaient à travailler dur, d'abord pour la communauté et ensuite pour eux-mêmes! Et ma foi, à ce régime, on ne grossissait pas!
Mais tout cela est passé et on ne se plaint pas!
D'autres, par milliers, ont beaucoup plus souffert que nous et si l'on rouspétait parfois contre les travaux dégradants qu'il fallait faire, contre la longueur de la guerre et l'absence de nouvelles, on se rendait compte que nous étions à Weihsien des prisonniers grandement privilégiés!
le 12 janvier (1946)
Je viens de relire ce que j'ai tapé ces deux ou trois derniers jours: c'est un peu confus, un peu tiré par les cheveux, mais cela vous donnera peut-être une idée de ce que fut notre vie durant ces dernières années. J'aurai sans doute encore l'occasion de vous raconter quelques petites histoires du camp; vous devez bien penser que dans notre petit village de 1.500 âmes il y avait pas mal de commères et de potins et que l'on s'amusait parfois de petits riens qui cependant nous aidaient durant quelques heures à nous remonter le moral et à trouver la vie pas si bête!
J'ai reçu hier des nouvelles de Shanghai m'annonçant que je devrais prendre la direction de la succursale de cette ville dans le courant du mois d'avril. Cela me fera un nouveau déménagement, mais au fond, j'en suis content. Je commence à en avoir assez de Tientsin.
A bientôt d'autres nouvelles, j'espère que j'en recevrai aussi des vôtres et je vous embrasse tous de tout cœur.
Paul
[excerpt]
...
[family gossip]
Cela devait en effet être très amusant de vous voir tous accrochés à la radio pour avoir les nouvelles de Londres et je comprends Papa qui pour rien au monde n'aurait raté une émission.
Ici, dès le 8 décembre 1941, les japonais nous ont enlevé nos radios; il était, pour les ennemis du Japon, strictement défendu d'écouter, de recevoir, ou de se communiquer les nouvelles émanant de l'étranger. Cela ne m'a jamais empêché d'aller tous les jours à 17h écouter un Radio clandestin donnant le journal parlé de la BBC. Cela a duré jusqu'à notre départ au camp en mars 43. Là, plus rien; nous n'étions autorisés qu'à recevoir, une fois par semaine, le samedi, une feuille de choux japonaise imprimée à Pékin et ne donnant que des morceaux truqués de dépêches Domei ou Transocean, toujours favorables évidemment aux boches et aux Japs. Pour nous consoler cependant, il y avait les rumeurs ... et Dieu sait si je me suis fait attraper par Clava - et d'autres - parce que je ne voulais jamais y croire!
On s'est organisé cependant et parfois, en chipant un journal japonais ou en faisant parler un de nos gardes nippons souvent saoul, on avait des nouvelles plus exactes que celles que le Journal de Pékin aurait voulu nous faire avaler.
Il y avait aussi des espions chinois qui réussissaient parfois à se faire embaucher comme coolie par les japs et malgré qu'ils n'avaient pas le droit de nous adresser la parole, ils arrivaient à nous passer des messages dans les seaux à (...)!
Oui, c'est ça!
Nous avions au camp un missionnaire belge, R. DeJaegher, qui n'a jamais cessé de recevoir de l'extérieur et d'adresser à l'extérieur des messages.
Nous avons aussi eu un consul de Suisse, délégué de la Croix Rouge Internationale, qui a pris des risques fous pour nous donner des nouvelles chaque fois qu'il venait au camp. Les japs se rendaient compte qu'il y avait des fuites et malgré tous leurs efforts n'ont jamais réussi à pincer les coupables. Nous n'avions pas de radio, mais les petits singes nippons ne sont jamais arrivés à nous isoler complètement.
Tu voudrais, ma chère Z..., que je te raconte des histoires du camp.
Il y en a tellement et elles paraissent déjà tellement loin de nous!
En voici une, cependant, intitulée le "Pot Parade".
Aucun interné ne pouvait sortir de sa cahute après l'extinction des feux, 10h du soir; force était donc aux internés de faire leurs besoins nocturnes dans un pot, ou deux pots dans le cas d'une famille nombreuse comme la nôtre. On allait vider les pots, le matin évidemment, dans des fosses "ad hoc" à ciel ouvert et si tu t'imagines que sur 1.600 internés nous étions au moins 500 à faire la même chose, au même moment et qu'il n'y avait qu'un nombre limité de ces fosses à ... souvent remplies à plein bord, tu te rendras compte de la jolie procession!
Au début, on était assez honteux de se balader le, ou les pots, à la main; les dames, les jeunes filles et les vieux messieurs surtout, mais petit à petit on s'est habitué.
Certains "le" portaient avec aisance, d'autres négligemment, d'autres encore le bras tendu en avant ou recouvert d'un linge; certains allaient vite, ou allaient lentement, avec prudence pour ne rien renverser, d'autres chahutaient ou bien sifflaient pour se donner une contenance. Mais tous, nous avons participé, journellement, au "Pot Parade". Et c'est ainsi, autour de la fosse à ..., que le mari de l'infirmière qui était de service, lorsque Clava était à l'hôpital, m'a annoncé la naissance de Marylou. Il était 6h du matin et il venait d'avoir la nouvelle par sa femme qui rentrait de son service.
Nous sommes évidemment restés près du trou parfumé, le pot à la main, pour tailler une petite bavette de quelques minutes!
On trouvait ça tout naturel.
Ne raconte jamais cette histoire à Marylou lorsqu'elle sera grande car elle ne me pardonnerait pas; c'est déjà assez que la pauvre soit née en prison.
A ce sujet quand et comment avez-vous appris la naissance de Marylou? Avant sa venue, nous nous sommes fait bien du mauvais sang, mais nous nous sommes finalement fait à cette idée d'avoir un numéro 3 et nous avons fait comme les autres; nous nous sommes organisés pour, nous avons travaillé un peu plus et maintenant, nous ne le regrettons plus. Marylou est certainement, de la trentaine de gosses nés au camp, la plus sympathique et je ne vous cacherai plus que c'est elle ma préférée!
[family gossip]
[family gossip]
Cela devait en effet être très amusant de vous voir tous accrochés à la radio pour avoir les nouvelles de Londres et je comprends Papa qui pour rien au monde n'aurait raté une émission.
Ici, dès le 8 décembre 1941, les japonais nous ont enlevé nos radios; il était, pour les ennemis du Japon, strictement défendu d'écouter, de recevoir, ou de se communiquer les nouvelles émanant de l'étranger. Cela ne m'a jamais empêché d'aller tous les jours à 17h écouter un Radio clandestin donnant le journal parlé de la BBC. Cela a duré jusqu'à notre départ au camp en mars 43. Là, plus rien; nous n'étions autorisés qu'à recevoir, une fois par semaine, le samedi, une feuille de choux japonaise imprimée à Pékin et ne donnant que des morceaux truqués de dépêches Domei ou Transocean, toujours favorables évidemment aux boches et aux Japs. Pour nous consoler cependant, il y avait les rumeurs ... et Dieu sait si je me suis fait attraper par Clava - et d'autres - parce que je ne voulais jamais y croire!
On s'est organisé cependant et parfois, en chipant un journal japonais ou en faisant parler un de nos gardes nippons souvent saoul, on avait des nouvelles plus exactes que celles que le Journal de Pékin aurait voulu nous faire avaler.
Il y avait aussi des espions chinois qui réussissaient parfois à se faire embaucher comme coolie par les japs et malgré qu'ils n'avaient pas le droit de nous adresser la parole, ils arrivaient à nous passer des messages dans les seaux à (...)!
Oui, c'est ça!
Nous avions au camp un missionnaire belge, R. DeJaegher, qui n'a jamais cessé de recevoir de l'extérieur et d'adresser à l'extérieur des messages.
Nous avons aussi eu un consul de Suisse, délégué de la Croix Rouge Internationale, qui a pris des risques fous pour nous donner des nouvelles chaque fois qu'il venait au camp. Les japs se rendaient compte qu'il y avait des fuites et malgré tous leurs efforts n'ont jamais réussi à pincer les coupables. Nous n'avions pas de radio, mais les petits singes nippons ne sont jamais arrivés à nous isoler complètement.
Tu voudrais, ma chère Z..., que je te raconte des histoires du camp.
Il y en a tellement et elles paraissent déjà tellement loin de nous!
En voici une, cependant, intitulée le "Pot Parade".
Aucun interné ne pouvait sortir de sa cahute après l'extinction des feux, 10h du soir; force était donc aux internés de faire leurs besoins nocturnes dans un pot, ou deux pots dans le cas d'une famille nombreuse comme la nôtre. On allait vider les pots, le matin évidemment, dans des fosses "ad hoc" à ciel ouvert et si tu t'imagines que sur 1.600 internés nous étions au moins 500 à faire la même chose, au même moment et qu'il n'y avait qu'un nombre limité de ces fosses à ... souvent remplies à plein bord, tu te rendras compte de la jolie procession!
Au début, on était assez honteux de se balader le, ou les pots, à la main; les dames, les jeunes filles et les vieux messieurs surtout, mais petit à petit on s'est habitué.
Certains "le" portaient avec aisance, d'autres négligemment, d'autres encore le bras tendu en avant ou recouvert d'un linge; certains allaient vite, ou allaient lentement, avec prudence pour ne rien renverser, d'autres chahutaient ou bien sifflaient pour se donner une contenance. Mais tous, nous avons participé, journellement, au "Pot Parade". Et c'est ainsi, autour de la fosse à ..., que le mari de l'infirmière qui était de service, lorsque Clava était à l'hôpital, m'a annoncé la naissance de Marylou. Il était 6h du matin et il venait d'avoir la nouvelle par sa femme qui rentrait de son service.
Nous sommes évidemment restés près du trou parfumé, le pot à la main, pour tailler une petite bavette de quelques minutes!
On trouvait ça tout naturel.
Ne raconte jamais cette histoire à Marylou lorsqu'elle sera grande car elle ne me pardonnerait pas; c'est déjà assez que la pauvre soit née en prison.
A ce sujet quand et comment avez-vous appris la naissance de Marylou? Avant sa venue, nous nous sommes fait bien du mauvais sang, mais nous nous sommes finalement fait à cette idée d'avoir un numéro 3 et nous avons fait comme les autres; nous nous sommes organisés pour, nous avons travaillé un peu plus et maintenant, nous ne le regrettons plus. Marylou est certainement, de la trentaine de gosses nés au camp, la plus sympathique et je ne vous cacherai plus que c'est elle ma préférée!
[family gossip]