CHAPITRE III

LE CAMP DE CONCENTRATION DE WEI-HSIEN (1943-1945)
Traduit de l'américain par Denise Meunier (1953)

 

Après la mort du Père Lebbe, j'avais formé le projet de me rendre à Tch'ong-k'ing et de continuer son œuvre aux armées. Mais j'attendis trop et les Japonais m'arrêtèrent. Ils avaient commencé la rafle des étrangers en Chine peu après Pearl Harbor, mais ce n'est qu'au mois de mars 1943 qu'ils vinrent m'arrêter dans la mission et m'internèrent dans un camp de concentration. On me permit de prendre les seuls effets que je pouvais porter à la main et dix livres. J'emballai donc quelques vêtements, mon bréviaire, cinq ouvrages classiques chinois et un dictionnaire pour étudier au camp. La police m'emmena dans un camion militaire à Ting-Hsien, ville située non loin d'Ankuo, sur la ligne de chemin de fer. Là un train spécial en provenance de Tai-yuan nous attendait. Il devait ramasser tous les c, étrangers ennemis » de la province du Chan-si et des régions méridionales du Ho-Pei, aussi n'avançait-il que lentement avec de nombreux arrêts pour prendre d'autres prisonniers et ce n'est qu'au bout de toute une journée de voyage que nous arrivâmes à Pei-ping.

À cette époque, les Japonais occupaient déjà cette ville depuis plus de cinq ans, mais ils n'étaient en guerre contre les puissances occidentales que depuis quinze mois et c'était la première occasion qui s'offrait à eux de lancer une belle offensive de propagande xénophobe. De la portière de mon wagon, je voyais les photographes officiels se répandre dans toute la gare en sautillant pour prendre des clichés ; les cinéastes avaient braqué plusieurs caméras et filmaient à tour de bras l'exode des étrangers obligés de coltiner leurs bagages. Tout le monde traînait des valises, des sacs, des caisses et certains poussaient des brouettes. Le chargement du train fut prolongé à plaisir pour laisser le temps aux opérateurs de prendre des centaines de mètres de film destinés à répandre parmi les citoyens chinois l'image de cette humiliante cohue qui ferait perdre la face aux Blancs tout en donnant une haute idée de la puissance japonaise. Des amah chinoises séparées des enfants dont elles s'occupaient depuis qu'ils étaient nés pleuraient à chaudes larmes et les serraient désespérément dans leurs bras dont les parents, affolés, essayaient de les arracher. Nous tous qui étions dans les wagons regardions le drame qui se jouait sur le quai avec tristesse et appréhension, car nous savions que notre tour viendrait quand il nous faudrait changer de train, ce qui se produisit d'ailleurs plus tôt que nous ne pensions : en effet, on nous fit descendre, alors qu'il y avait bien place pour tout le monde dans « l'express spécial a des prisonniers, puis on nous entassa dans deux trains qui nous menèrent à Tien-tsin où il fallut changer à nouveau. Ces transbordements étaient parfaitement inutiles, Irais tout cela était destiné à impressionner les Chinois et à nous exaspérer.

Lorsque les étrangers de Tien-tsin se furent joints à nous, les Japonais nous expédièrent à Tsi-nan dans le Chan-tong. Là, nouveau transbordement, toujours pour le plus grand profit des photographes et cinéastes officiels, puis départ pour Wei-hsien que nous n'atteignîmes qu'au bout de toute une journée de voyage. Cette ville, située à mi-chemin entre le port de Tsing-tao et Tsinan était le siège de la mission presbytérienne américaine, alors une des plus importantes de la Chine. C'est dans son compound, à quelque quatre kilomètres de la ville, qu'est né le célèbre publiciste Henry Luce. Quand je vis que l'on nous entassait dans des camions à la gare de Wei-hsien, je devinai tout de suite quelle allait être notre ultime destination, car j'étais assez familier avec la mission presbytérienne pour savoir que sa superficie et ses aménagements en feraient un camp de concentration idéal. En outre son compound était entouré d'un mur de briques très haut qui ajoutait grandement à sa valeur en tant que prison. Les Japonais n'avaient eu qu'à élever quelques miradors pour leurs sentinelles. Par la suite, ils devaient creuser un fossé profond Fout autour du mur et disposer un réseau de fils électriques pour achever d'isoler le camp. Lorsque notre groupe arriva devant la muraille massive et franchit les hautes portes de la prison dans les dernières lueurs de cette journée de mars, nul d'entre nous ne savait quand notre internement prendrait fin ; seule une victoire alliée pouvait nous délivrer et nous ne nous doutions pas du temps qu'il faudrait l'attendre, mais chacun était bien persuadé qu'elle viendrait un jour. Nous étions mille sept cents en tout, dont mille Britanniques et trois cents Américains. Les quatre cents autres prisonniers étaient Belges, Hollandais, Norvégiens et Sud-Américains. Il y avait des familles entières avec plusieurs enfants, des hommes et des femmes seuls, des missionnaires, des hommes d'affaires, des représentants des carrières libérales, des soldats de Dieu et des aventuriers. Il y avait des prêtres comme, moi, plusieurs Trappistes, quelques Franciscains, des Pères de Scheut, des Jésuites et des Pères de Maryknoll. La plupart des gens qui composaient cet assemblage hétéroclite, venus des quatre coins de la Chine du Nord et du Centre, n'avaient jamais eu à faire le moindre geste pour se servir depuis qu'ils étaient dans le pays. Ils avaient vécu dans des maisons ou des clubs confortables, déchargés de tout souci par des domestiques chinois fidèles, dévoués et habiles. Des pousse-pousse et des automobiles les avaient transportés à leurs bureaux ou promenés dans les villes où ils résidaient. Les amah avaient aidé leurs femmes à s'occuper des enfants, des compradors avaient réglé à la place des hommes les détails fastidieux de la routine bureaucratique. La vie avait été facile et agréable pour eux. Désormais, tout était changé. L'organisation japonaise, si l'on peut même parler d'organisation, était déplorable. II nous fallait faire surgir un ordre du chaos dans lequel nous avions été précipités.

L'être humain est éminemment capable d'adaptation et plein de ressources. Notre groupe ne faisait pas exception. D'ailleurs, mille sept cents personnes, c'est déjà une petite ville : les chefs ne tardèrent pas à se dégager de la masse, les ingénieux .et les habiles à créer un tout ordonné et discipliné à partir du conglomérat anarchique des premiers jours. Partout où les Japonais s'étaient emparés du pouvoir en Chine et en Asie, à Chang-hai et à Manille comme aux Philippines, d'autres prisonniers étrangers s'attelaient à la même besogne. Des gens de tous âges et de toutes conditions recherchaient et trouvaient après bien des tâtonnements et des erreurs les moyens de survivre.

Les débuts furent extrêmement difficiles parce que personne ne savait trop par où commencer, mais chacun s'adapta à la situation et l'on organisa des comités qui coordonnèrent les efforts individuels pour le plus grand bien de la communauté. J'eus moins de mal à m'habituer que beaucoup, car j'avais toujours pratiqué la frugalité et endurci mon corps par la vie au grand air et les exercices physiques. En réalité, je vivais mieux au camp que je ne le faisais en liberté. À An-kuo nous n'avions eu du pain que deux fois la semaine, au camp nous en mangions tous les jours. Je me suis toujours demandé si cette éternelle faim de pain que je n'avais jamais assouvie pendant mon séjour à An-kuo était le motif déterminant qui m'avait poussé à me proposer comme aide-cuisinier dès mon arrivée au camp. Je ne connaissais absolument rien à la fabrication du pain, mais beaucoup des Pères avec lesquels je travaillais .étaient fort habiles boulangers et quant aux autres étrangers, ils en savaient pour la plupart encore moins que moi en matière d'art culinaire. Il nous fallut tout apprendre à nos dépens et les erreurs furent nombreuses. Un jour, peu après mon arrivée, je mis un gros bloc de sel dans la soupe; désolé, je pensais que personne ne pourrait la manger, mais tout le monde s'en contenta, pour la bonne raison qu'il n'y avait rien autre. Il arrivait que les aliments fussent brûlés, la soupe trop claire, mais comme il fallait ou absorber la nourriture telle quelle ou jeûner, tous les cuisiniers du camp apprirent vite à tirer le maximum des vivres que l'on nous octroyait. .Mais ils n'étaient ni assez abondants, ni assez variés et les mères surtout ne tardèrent pas à s'inquiéter pour leurs enfants. Elles savaient qu'il serait possible de se procurer des œufs et d'autres produits des fermes environnantes si l'on parvenait à établir le contact avec les villages paysans. Je me chargeai de la liaison entre les travailleurs chinois du camp et leurs amis de confiance à l'extérieur et nous commençâmes à préparer nos plans avec soin.

Cinq Trappistes étaient logés dans une pièce qui se trouvait tout près du mur d'enceinte, ce qui était un emplacement rêvé pour y faire du marché noir. L'un d'eux, un Australien d'origine irlandaise qui s'appelait Scanlan accepta très volontiers de diriger les opérations de contrebande. Le Père Scanlan était un homme corpulent, rond de visage et rouge de cheveux qui parlait d'une voix douce et lente ; tous ses mouvements étaient lents et mesurés, mais son esprit était remarquablement vif et plein de ressources et il était tout désigné pour devenir chef de la contrebande. Ses opérations sur le marché des œufs constituaient en quelque sorte une entreprise interconfessionnelle : c'était une 'Chinoise protestante, Mme K'ang, aussi débrouillarde et crâne que lui qui se chargeait de lui remettre les œufs. La chambre des Trappistes était située près d'un gros conduit par où s'écoulait le trop-plein des eaux après une forte pluie. 'Ce conduit s'enfonçait sous le sol jusqu'à la route qui passait non loin du camp et là il était barré par une grille de fer. Le Père Scanlan l'utilisait pour ses livraisons d'œufs, de cigarettes et de produits variés. Il se glissait dans le conduit aussi loin qu'il pouvait et Mme K'ang, ou l'un de ses petits garçons, passait les œufs et les paquets de denrées entre les barres de fer pet les poussait de manière que le Père pût les attraper. Il m'arriva souvent de l'aider, surtout lorsque nous attendions une grosse commande. Le rendez-vous était toujours fixé la nuit, il fallait donc travailler dans une obscurité totale.

Le Père Scanlan tenait ses comptes dans ce qu'il appelait très justement Le livre de vie. Il inscrivait la date de la transaction, le nombre et la nature des achats, le prix payé ; le tout avec une régularité aussi parfaite que s'il avait été commerçant à Sydney ou à Melbourne. Il entreposait les œufs dans une malle et nos affaires avaient pris une extension considérable, car beaucoup de Chinois nous approvisionnaient régulièrement. Nous nous promenions dans le camp avec les œufs dans nos poches et nous livrions à domicile, en prenant toutes les précautions voulues, bien entendu. Il y avait tant d'internés qui nous achetaient des neufs que nous étions obligés d'organiser des files d'attente pour que tout le monde pût les faire frire dans les cuisines. Chose assez étrange, au début, les gardes japonais ne savaient pas que ces œufs ne faisaient pas partie de nos rations normales et régulières, mais un beau jour, ils finirent par s'en aviser et commencèrent à rechercher les responsables du marché noir. À ce moment, tous les prisonniers y participaient allégrement et de nombreux Chinois particulièrement entreprenants escaladaient le mur d'enceinte et venaient traiter leurs petites affaires au beau milieu du camp, sans se soucier du conduit souterrain.

On eût dit que les opérations du Père Scanlan étaient placées sous une protection spéciale de la Providence, car il semblait savoir d'instinct quand il était possible de passer par-dessus le mur et quand au contraire, il fallait se tenir coi. Un soir, il entassa toutes ses provisions dans une pièce non loin de la sienne et suspendit ses tractations pendant un certain temps. Il était sûr que les Japonais savaient à quoi s'en tenir sur son compte et il ne voulait pas se risquer inconsidérément.

Pourtant, une nuit, il fut obligé d'aller retrouver au pied du mur d'enceinte un de ses fournisseurs chinois qui venait de faire l'escalade pour lui parler d'une affaire particulièrement importante. Soudain, tandis qu'ils étaient en train de confabuler à voix basse, le Père Scanlan entendit un bruit de pas et comprit qu'une patrouille s'approchait. Il n'eut que le temps d'aider son homme à escalader le mur avant que les gardes le prissent dans les faisceaux de leurs lampes électriques. La nuit était noire et sans lune ; pourtant, le Père Scanlan avait son bréviaire à la main et lisait.

Pourquoi n'êtes-vous pas dans votre chambre ? Que faites- vous ici ? demanda le garde.

— Je dis mes prières », répondit aimablement le Père et le Japonais se moqua de lui, bien entendu, en lui faisant remarquer qu'il était bien difficile de lire dans l'obscurité. Mais le Père, sans se démonter, lui expliqua qu'il faisait encore jour quand il avait commencé à lire et qu'ensuite il avait continué à tourner les pages, simplement pour avoir quelque chose à faire puisque, de toute façon, il connaissait son livre de prières par cœur.

Les Japonais ne se contentèrent pas de cette explication à vrai dire assez peu convaincante et condamnèrent le Père à quinze jours de cellule. Ils l'enfermèrent dans un bâtiment qui faisait partie de l'ancien quartier résidentiel de la mission, réservé aux professeurs, aux docteurs et à leurs familles. Il était des plus confortables, mais interdit désormais aux a étrangers ennemis », car il abritait les officiers japonais, et leurs bureaux se trouvaient également non loin de là.

Bien entendu, la nouvelle de son emprisonnement fit aussitôt le tour du camp et pendant une semaine, le Père Scanlan vécut comme un coq en pâte. Toutes les mères qui se rappelaient le mal qu'il s'était donné pour procurer des œufs à leurs enfants, sacrifièrent nuit après nuit pour lui faire des gâteaux, des croquets et toutes sortes de douceurs. Elles les dissimulaient dans les vêtements des enfants qui avaient appris à se glisser entre les postes de garde pour pénétrer dans le secteur interdit et là un système de relais très ingénieux leur permettait de faire parvenir les provisions au bon Trappiste que tout le, monde aimait dans le camp. Le Père Scanlan engraissa et fit une bonne cure de repos, mais sa solitude lui pesait, il avait hâte de rejoindre ses compagnons, aussi s'arrangea-t-il pour se faire libérer au bout de huit jours. Son esprit ingénieux n'avait pas tardé à trou- ver une solution élégante.

Peu avant minuit, les officiers japonais furent réveillés en sursaut par les accents puissants d'une belle voix de baryton qui clamait :

Deus, in adjutorium meum intende.

Deus, ad adjuvandum me festina.

 

C'était le Père Scanlan qui chantait Complies à tue-tête

 

O Dieu, venez à mon aide.

Seigneur, hâtez-vous de me secourir.

 

Tout d'abord les officiers ne bronchèrent pas. Ils étaient si intrigués qu'ils ne voulaient pas perdre un mot de ces chants étranges.

Le Père, Scanlan, continuant sur sa lancée, attaqua Matines, toujours à tue-tête :

 

Domine, quam multi sunt qui tribulant !

Me multi insurgunt adversum me I

 

Ce passage de l'office aurait pu vexer les Japonais s'ils avaient compris le latin. Ils étaient tous d'une susceptibilité si exacerbée, si encombrés de complexes d'infériorité, qu'ils auraient pu s'indigner en entendant cet étranger se plaindre au Seigneur :

 

Combien en est-il qui m'oppriment ! Combien en est-il qui sont contre moi !

 

Le Père Scanlan continuait, inlassable, mettant tout son cœur et son âme dans son chant :

 

In te Domine, speravi ;

Non confundar in aèternum

 

Toute sa foi robuste s'exprimait dans les versets sacrés :

 

En vous Seigneur j'ai mis mon espérance : Que je ne sois jamais confondu.

Au bout d'une heure, les Japonais commencèrent à s'agiter. Au début, ils avaient pensé qu'il ne s'agissait que d'un moment d'aberration de la part de ce grand gaillard d'étranger, rouge de visage et rouge de cheveux, mais voyant que ni sa voix ni son enthousiasme ne donnaient le moindre signe de fléchissement, ils envoyèrent aides de camp et ordonnances savoir ce qui se passait.

Questionné, le Père Scanlan répondit avec une parfaite innocence :

 

« Je suis tenu de réciter l'office chaque jour », ce qui était tout à fait vrai, mais il se garda bien d'ajouter qu'il aurait pu choisir une autre heure et le lire tout bas.

Les Japonais sont paralysés par une crainte superstitieuse quand il s'agit d'entraver des pratiques religieuses quelles qu'elles soient, aussi quand les émissaires vinrent rapporter aux officiers les paroles du Père, ceux-ci se contentèrent-ils de hausser les épaules et les choses en restèrent là. Le Trappiste chanta son office pendant une bonne heure encore et continua ce manège toute la semaine ; 'seulement, il commençait... et finissait de plus en plus tard, si bien que finalement, à bout de nerfs, les officiers qui ne fermaient plus l'oeil depuis une semaine donnèrent l'ordre de reconduire le Père Scanlan dans le camp.

Dès que la nouvelle fut connue, le général Strang, un des prisonniers, réunit son orchestre de l'Armée du Salut qui comptait une vingtaine d'exécutants pour aller accueillir le Père. Lorsque les Japonais l'amenèrent dans notre secteur, tous les musiciens se formèrent en ligne derrière lui, et vite grossie de tous les enfants qui riaient et criaient et des adultes qui avaient pu accourir assez vite, la procession exécuta une marche triomphale autour du camp, au milieu d'un vacarme épouvantable de cuivres, de tambours et de cymbales. Des acclamations jaillissaient de toutes parts, chacun riait et venait féliciter le Père Scanlan qui souriait et saluait ses amis avec des airs de héros vainqueur et il en était bien un. Les Japonais furent tellement sidérés par ce défilé qu'ils ne firent rien pour l'interrompre et cet incident nous procura une détente qui nous fit le plus grand bien. Mais le lendemain, ils placardèrent une affiche interdisant de tenir des réunions publiques dans le camp « sans la permission du chef de la police a.

Nous faisions l'impossible pour que cette vie en communauté si étroite ne devienne pas trop pesante. Au début nous avions été complètement coupés du monde extérieur, sans aucun moyen de savoir quelle tournure prenaient les événements et si les Alliés avançaient ou reculaient. On nous permettait d'écrire et les Japonais faisaient régulièrement la levée des lettres pour les censurer et les expédier. Mais nous n'avions droit qu'à une lettre par mois et elle ne devait pas contenir plus de vingt-cinq mots. Ils appelaient cela des lettres « Croix-Rouge » ; écrites sur du papier fourni par la Croix-Rouge internationale, elles étaient remises à cet organisme par les autorités d'occupation. Ce système- était fort loin d'être satisfaisant et lorsque nous apprîmes de surcroît que même ces missives squelettiques étaient retenues pendant un an par les Japonais avant qu'ils prissent la peine de les envoyer, l'indignation fut intense dans le camp. Quelques- uns d'entre nous cherchèrent alors un moyen de tourner toutes ces restrictions et je mis au point un plan dont j'étais sûr. Par l'intermédiaire de nos agents chinois de l'extérieur, de notre organisation de marché noir, j'achetai plusieurs enveloppes chinoises pet les adressai (en caractères chinois) à des Chinois de confiance, amis des prisonniers du camp qui me prêtaient leur concours dans cette affaire. Certains d'entre eux résidaient dans le pays depuis de longues années et comptaient de nombreux amis intimes parmi les colonies étrangères des grandes villes, Allemands, Italiens et autres, qui ne risquaient pas d'être emprisonnés par les Japonais.

Nous avions ainsi les adresses de certaines personnes à qui adresser directement nos lettres ou des messages à faire suivre à d'autres, mais il fallait encore être sûr que le courrier en provenance d'un camp de concentration serait bien expédié par le bureau de poste chinois sous surveillance japonaise, une fois que nous serions parvenus à l'y faire porter. Or il fallait que le nom et l'adresse de l'expéditeur fussent indiqués sur chaque enveloppe. Cette difficulté m'arrêta jusqu'au jour où j'eus la chance de trouver dans le fichier de l'hôpital, qui était intact, une liste d'anciens malades habitant tous dans le voisinage. Le problème fut résolu. Ce furent ces noms et ces adresses que j'inscrivis sur mes enveloppes chinoises en prenant soin, bien entendu, de les changer régulièrement et de tenir à jour mes archives secrètes. Une fois les lettres écrites et leurs enveloppes cachetées, j'en faisais une liasse que j'attachais autour d'une brique avec l'argent nécessaire et je lançais le tout par-dessus le mur au Chinois qui attendait de l'autre côté. Il timbrait les lettres et les faisait parvenir à d'autres personnes sûres qui les postaient dans des endroits différents. Nous n'utilisions jamais le bureau de poste de Wei-hsien et nos lettres arrivaient toujours à leurs destinations lointaines, Pei-ping, Tsing-tao ou même 'Chang-hai. Au bout d'un certain temps, des réponses commencèrent à arriver et nous eûmes ainsi quelques nouvelles du monde extérieur.

Nos tractations avec les 'Chinois hors du camp avaient pris une telle ampleur que les escalades du mur d'enceinte devinrent beaucoup trop fréquentes et les Japonais finirent par tendre un fil électrique le long du fossé pour mettre fin à ce trafic clandestin. Mais cela ne nous arrêta pas longtemps et nous décidâmes d'avoir recours aux services de la poignée de coolies qui venaient chaque matin au camp. Seuls travailleurs chinois autorisés à y pénétrer, ils étaient chargés de vider les fosses d'aisances et d'emporter les seaux pleins de gadoue. Les Japonais estimaient qu'un travail de ce genre était indigne d'eux et tout juste bon pour les 'Chinois. Afin de pouvoir établir un contact avec ces coolies, je demandai le poste de « capitaine de la patrouille sanitaire » qui comportait parmi ses attributions, la responsabilité des 'W.-C. de tout le camp. Ces pauvres gens étaient fouillés à leur arrivée, mais lorsqu'ils repartaient avec leurs seaux malodorants pendus à un long bambou, les Japonais s'en écartaient le plus loin possible. J'avais observé ce manège depuis longtemps et il mie suffit de confier les paquets de lettres aux coolies qui les dissimulaient dans leurs pantalons bouffants de cotonnade bleue.

Mais au bout d'un certain temps, les Japonais commencèrent à se douter de quelque chose et la fouille eut lieu désormais à la sortie comme à l'entrée. Il fallait trouver un autre expédient. Ce ne fut pas long. Je roulai les lettres bien serré, glissai le rouleau dans une boîte de fer-blanc que je remplissais ensuite de sable et dont je soudais le couvercle. 'Dès cette époque, nous avions monté un petit atelier pour faire des réparations peu importantes dans le camp et la soudure de la boîte ne présentait aucune difficulté. Une fois rendue étanche, je la jetais dans un seau d'excréments et le coolie emportait le tout.

Ce manège dura longtemps et puis un beau jour, les Japonais recommencèrent à se méfier et avant qu'un coolie fût autorisé à franchir les portes, un soldat japonais l'arrêtait et fouillait dans le seau avec un très long bâton. Ces soldats japonais étaient vraiment très drôles à voir quand ils accomplissaient cette corvée avec leurs masques de gaze blanche sur le visage et leurs bâtons brandis à bras tendus. Mais enfin, il me fallait encore trouver un autre- moyen de faire sortir le courrier. En fin de compte, ce fut le procédé le plus simple qui réussit le mieux et que j'employai jusqu'au jour de la victoire. D'ailleurs, pendant plus de deux ans et demi, nous ne nous fîmes pas prendre une seule fois. Les Japonais avaient bien des soupçons de temps en temps, mais nous arrivions toujours à les devancer de justesse.

Tous les samedis, la poste de Wei-hsien envoyait un facteur distribuer le courrier du camp. Au début, il en apportait plusieurs sacs sur sa bicyclette, mais à mesure que les restrictions s'accumulaient, le nombre de ses sacs diminuait. Finalement, un seul petit suffisait à contenir les lettres et les journaux pour tout le camp. Ce facteur était toujours fouillé avec soin quand il arrivait à la porte et un garde japonais l'accompagnait jusqu'au bureau du commandant du camp : le facteur poussait sa bicyclette, le garde marchait à côté de lui. Arrivé au bureau, le facteur détachait le sac ficelé sur sa bicyclette et entrait pour le remettre aux autorités, le garde toujours sur ses talons. Je notai que les Japonais se méfiaient beaucoup du facteur chinois, mais pas du tout de sa bicyclette qui restait à la porte sans que personne ne s’en souciât. Je notai aussi qu'une petite sacoche de toile était fixée au cadre entre la selle et le guidon. Je supposai que le facteur y mettait le courrier de sa tournée ordinaire et, en sortant du bureau du commandant, le sac vide dans lequel il avait apporté les lettres et les journaux pour le camp. J'observai ses allées et venues pendant plusieurs samedis de suite et constatai que la routine était immuable.

Un samedi, je m'approchai négligemment et laissai tomber quelques lettres dans le sac vide pendant que le facteur se trouvait dans le bureau du commandant avec le garde. Puis je m'éloignai un peu et attendis pour voir ce qui allait se passer. Le facteur sortit avec le garde en roulant le sac vide. Il se pencha pour le glisser dans la sacoche de sa bicyclette et vit ce que je voulais qu'il vît : les lettres que j'y avais mises et un beau billet américain d'un dollar par-dessus. Il regarda attentivement, se redressa à demi et jeta un coup d'œil autour de lui : je me plaçai alors très vite dans son champ visuel et lui exprimai ma gratitude à la chinoise, les deux mains jointes et levées à la hauteur du visage. Il comprit aussitôt, enfonça le sac vide sur nos lettres et s'en alla avec le garde. Je répétai ce manège tous les samedis jusqu'à la fin de notre internement, soit pendant dix- huit mois environ. Il ne nous en coûtait qu'un dollar par semaine pour ce service inappréciable et chacun était ravi de participer à cette petite dépense. Le facteur changeait souvent, mais il passait fidèlement la consigne à son successeur et jamais rien ne vint entraver l'expédition de nos lettres. Il n'était que naturel puisque nous réussissions si bien à faire sortir le courrier que nous eussions pensé à nous évader, nous aussi.

Parmi ceux qui tentèrent leur chance, il y eut un Anglais courageux et débrouillard qui s'appelait Laurie Tipton. Il avait travaillé à la Compagnie anglo-américaine des Tabacs avant la guerre et connaissait des agents de cette Compagnie qui habitaient Wei-hsien, mais ils avaient peur des Japonais et ne nous furent d'aucun secours. Par contre, grâce à l'un des Franciscains américains internés avec nous, je pus établir le contact avec un prêtre irlandais de Tcheou-ts'uen. Ce village était à cent cinquante kilomètres du camp, mais malgré cela nos rapports ne tardèrent pas à être fréquents et par l'intermédiaire de ce prêtre, nous étions au courant de beaucoup de choses car il avait un poste de radio, notait toutes les nouvelles qui étaient diffusées et en faisait une sorte de journal qu'il donnait à son domestique chinois ; celui-ci se rendait par le train à Wei-hsien, puis, à pied jusqu'à notre camp et là, à l'heure convenue, il lançait son paquet par-dessus lei mur d'enceinte. Nous faisions circuler cette gazette qui nous intéressait passionnément car jusqu'alors nous avions dû nous contenter de quelques numéros de la « Chronique de Pen-ping » qui ne contenait, bien entendu, que de la propagande japonaise.

Vers cette époque, Tipton et moi convînmes de travailler ensemble pour établir des contacts avec l'extérieur et, si possible, nous évader l'un et l'autre. Petit à petit cartes et renseignements de tous ordres sur la topographie de la région, l'emplacement des unités ennemies et des unités communistes, s'accumulèrent. Nous apprîmes aussi à notre grande joie que des guérillas nationalistes se trouvaient non loin et grâce à mes fidèles coolies- vidangeurs, je parvins à établir la liaison avec eux. Cela me demanda beaucoup de temps parce que, parmi ces coolies qui étaient changés tous les mois, il y avait des nationalistes et des communistes aussi bien que des partisans du Japon. Il me fallait toujours avoir un homme de confiance dans l'équipe. Quand le moment de la relève approchait, il m'en prévenait et le premier jour, pendant que l'ancienne brigade travaillait avec la nouvelle pour la mettre au courant, il étudiait cette dernière et avant la afin de la journée il avait passé la consigne à un camarade sûr qu'il mes désignait. J'avais ainsi de nouveau mon homme de confiance. Mon a bureau » n'était autre que les W.-C. situés près de la cuisine', donc assez loin des autres, où je pouvais facilement m'enfermer pendant une heure pour échafauder des plans et échanger des messages avec mes complices. Nous avions établi le contact avec les guérillas nationalistes, mais nous n'étions pas près de pouvoir les rejoindre. Il nous fallut un an pour mettre au point les plans et les préparatifs de l'évasion dans leurs moindres détails. Trois conditions essentielles devaient être remplies. D'abord il nous fallait disposer d'une heure d'obscurité pour fuir et prendre un peu d'avance, et ensuite d'un clair de lune suffisant pour pouvoir nous orienter ; donc, la nuit de notre évasion, la lune devait être à son plein une heure après le moment où nous aurions escaladé le mur.

La seconde condition avait trait aux gardes. Nous en avions trois équipes qui se succédaient par roulement : la première était de service le lundi, puis avait deux jours de repos, la seconde travaillait le mardi puis prenait deux jours de repos, la troisième remplaçait la seconde le mercredi, puis se reposait le jeudi et le vendredi. Ensuite la première équipe reprenait son tour : un jour de garde, deux jours de repos. Avec ce système, les gardes étaient de service vingt-quatre heures sur vingt- quatre et leur vigilance s'en ressentait parfois. Il nous fallut étudier de très près le comportement de ces trois équipes et au bout d'un certain temps, nous nous aperçûmes que deux d'entre elles étaient très strictes pour la discipline, la troisième beaucoup moins. Ses hommes allaient prendre la garde dans les miradors, y Lestaient une petite heure, et puis ensuite s'éclipsaient discrètement pour aller boire une tasse de thé ou fumer. Lorsque nous eûmes vérifié que de telles irrégularités se répétaient chaque fois que cette équipe était de service, il fallut encore nous assurer que son tour de garde tombait bien la nuit où nous avions décidé en principe de nous évader, c'est-à-dire la nuit où la lune était à son plein une heure après notre départ du camp.

La troisième condition à remplir était la suivante : il était indispensable que les guérillas nationalistes pussent se déplacer sans risque exagéré et se trouver au lieu de rendez-vous convenu, à trois kilomètres environ du camp, dans un cimetière facile à repérer grâce à ses sapins et à ses tumulus. Il nous fallut, je l'ai déjà indiqué plus haut, toute une année de calculs et de préparations minutieuses pour arriver à intégrer ces trois éléments dans notre plan, mais enfin nous y parvînmes et la date fut fixée. Les guérillas nous avaient fait savoir que leurs hommes seraient au rendez-vous pour nous emmener à leur Q. G. clandestin et nous étions fermement convaincus que nous pourrions y parvenir avant que l'appel fût fait le lendemain au camp. Tout était prêt ; Tipton et moi nous disposâmes à donner le dernier coup de collier.

Trois membres du comité directeur du camp étaient dans le secret et je m'étais également confié au Père Rutherford, un des Franciscains américains. Il s'était montré fort inquiet de ses conséquences et m'en avait longuement parlé. Mais j'étais si absorbé par les préparatifs de notre évasion qui prenaient d'ailleurs une grande partie de mon temps, qu'il n'avait jamais poussé la discussion assez loin pour nous amener à renoncer au projet. Mais lorsque le jour de la décision approcha, le Père Rutherford me supplia de ne pas partir pour ne pas exposer des prisonniers innocents aux représailles des Japonais. Il fut si persuasif, je le vis si angoissé, qu'il me sembla que j'étais tenu en conscience d'accéder à de telles instances. D'un autre côté, je n'avais pas le droit d'empêcher Tipton de partir, ni de prendre quelqu'un d'autre avec lui et un jeune homme se proposa aussitôt : Arthur W. Hummel, Jr., chargé de cours au collège de Fou Jen à Pei-ping jusqu'à l'ouverture des hostilités. Je leur donnai mes vêtements chinois et les aidai à escalader le mur.

Ils y parvinrent sans difficulté, mais il leur fallait franchir le fil électrique avant de pouvoir trouver l'espace libre. Nous avions décidé, pour ce faire, de passer par un des miradors. En effet, les Japonais avaient installé ces fils dans les tourelles de telle sorte que leurs sentinelles pussent entrer et sortir sans courir aucun danger. Le succès de l'évasion dépendait donc de l'absence des gardes et c'est pourquoi nous avions étudié leurs habitudes avec tant de soin et choisi une nuit pendant laquelle l'équipe négligente serait de service et ne manquerait pas de s'éclipser quelques minutes pour aller boire et fumer. Tipton et Hummel avaient promis que, s'ils parvenaient à rejoindre les guérillas, ils mettraient un code au point et me l'enverraient pour que nous pussions maintenir le contact. Juste avant de nous séparer dans l'obscurité, nous convînmes d'un mot qui me permettrait d'identifier le coolie auquel ils auraient confié le code.

Ces premières minutes, après que. Tom Wade, Roy Tchou et moi eussions aidé Tipton et Hummel à escalader le mur et entendu le bruit sourd de leurs corps qui retombaient de l'autre côté, furent chargées d'angoisse. J'en avais fait tout autant nombre de fois pour les marchands chinois et les agents avec lesquels nous traitions nos affaires. J'avais même répété en plein jour avec Tipton la fuite-éclair par le mirador à un moment où la sentinelle était absente, mais cette nuit-là, il s'agissait de bien autre chose. Je m'attardai un grand moment dans le silence et l'obscurité, mais lorsque les derniers bruits de pas étouffés de nos amis se furent tus, je: n'entendis plus rien : ni la voix gutturale des Japonais interpellant les fugitifs ni, Dieu merci ! le crépitement des mitraillettes. Je me retirai pour prier.

L'heure d'obscurité s'écoula; au lever de la lune je me sentis un peu moins oppressé ; quand elle glissa au plus haut du ciel dans toute sa gloire, mes dernières angoisses s'apaisèrent. Je savais que Tipton et Hummel n'étaient plus très loin de la cachette des guérillas.

Les Japonais ne remarquèrent pas l'absence des deux hommes quand ils firent l'appel, mais M. McLaren signala leur disparition comme nous l'avions convenu entre nous pour éviter les représailles. Comme nous étions fort peu nombreux dans le secret, la stupéfaction des autres internés fut tout à fait sincère, ce qui facilita encore les choses. Les Japonais acceptèrent très vite l'inévitable : deux prisonniers s'étaient échappés, voilà tout. L'agitation et le tumulte s'apaisèrent aussi rapidement à l'intérieur du camp.

Mon impatience naturelle ne me laissait pas un instant de repos et je travaillais tous les jours avec les coolies-vidangeurs, mais sans que le moindre indice me révélât que l'un d'eux avait un message pour moi. Deux mois, trois mois passèrent. Et puis un jour que je marmonnais « cinquante-six », le mot convenu, un nouveau coolie s'approcha discrètement de moi et me chuchota qu'il avait quelque chose pour moi. Aussitôt, je déclarai que mon « bureau » avait besoin de ses soins et dès que nous nous y fûmes enfermés, l'homme sortit un petit rouleau de papier qu'il avait caché dans la matelassure de son pantalon.

Je me sentais violemment ému et j'avais deux excellentes raisons pour cela : je tenais la première preuve concrète du succès de l'évasion et nous avions désormais le moyen de communiquer, non seulement avec nos amis, mais par leur intermédiaire, avec le gouvernement nationaliste. Je me confiai alors à deux de mes amis intimes, M. McLaren et le docteur H. W. Hubbard, un pasteur protestant dont j'avais fait la connaissance à Pao- ting, A tous trois, nous préparâmes notre premier message en code qui fut tapé sur un morceau de soie blanche déchiré dans un vieux mouchoir. L'étoffe était si souple que le coolie n'aurait aucune difficulté à la dissimuler dans sa manche.

« Envoyez dernières nouvelles. » Nous avions décidé de n'en pas écrire davantage tant que nous ne saurions pas si le système fonctionnerait. Mais le seul fait que deux d'entre nous étaient parvenus à s'évader et pouvaient désormais nous envoyer librement des messages et recevoir les nôtres, rendait notre incarcération moins pesante. Tipton et Hummel se trouvaient avec les guérillas dans la péninsule de Chan-tong et la filière pour nos messages était si bien organisée que la réponse à notre premier envoi ne tarda guère. Ils avaient établi un contact radio avec Tch'ong-k'ing et pouvaient nous tenir au courant de l'évolution de la guerre. La roue avait commencé à tourner et chaque jour nous apportait une nouvelle raison d'espérer.

Chose assez étrange, d'ailleurs, c'est plutôt par les Japonais eux-mêmes que par les nouvelles venues de l'extérieur, que nous nous rendions compte des changements intervenus dans la situation. Un jour, ils amenèrent un groupe de prisonniers italiens, arrêtés parce que antifascistes avec la violence que seuls des Italiens peuvent mettre dans leurs passions politiques. Les Japonais les isolèrent dans des locaux situés près de la grille, pensant que malgré leurs opinions véhémentes qui s'accordaient assez bien avec celles des Britanniques et des Américains, il pourrait en résulter des désordres si nous étions tous mêlés. Parmi ces nouveaux arrivés se trouvait un signor Gervasi, marié â une Belge. Bien entendu, nous nous liâmes d'amitié rapidement et par eux j'appris qu'un garde japonais passait le plus clair de son temps dans leur local et se répandait en récriminations, déclarant qu'il en avait plein le dos de faire la guerre. Lui et deux autres gardes du camp étaient de très jeunes gens, très idéalistes, que la propagande militariste de leur gouvernement avait enthousiasmés et lancés dans « cette grande et honorable guerre. Blessés dans la péninsule de Malacca, ils en étaient revenus complètement désillusionnés et depuis leur opposition à .la guerre n'avait fait que croître, si bien qu'au moment où -je me trouvai en contact avec eux au camp, ils étaient aussi pacifistes qu'ils avaient été bellicistes auparavant : leur fanatisme avait changé d'objet sans rien perdre de sa virulence. Il ne fut donc pas trop difficile de les gagner à notre cause et tant qu'ils restèrent soldats japonais, soumis à l'autorité militaire, ils remplirent leurs fonctions de garde avec une négligence marquée et nous aidèrent énormément. Ils se mirent à nous donner toutes sortes de renseignements et bien entendu, je les encourageai fort dans cette voie, de même que les Gervasi. C'est ainsi que j'appris que tout n'allait pas pour le mieux dans la meilleure des guerres et que l'on préparait des plans pour transférer les camps de concentration dispersés dans toute la zone du Pacifique. Les prisonniers internés dans les Philippines devaient être envoyés soit à Hong-Kong, soit au Japon ; les camps de Hong-Kong transférés à Chang-hai, ceux de Chang-hai à Pei-ping, ceux de Peiping à Moukden. Bien entendu, les prisonniers militaires participeraient au même titre que les internés civils à ce branle-bas général dont le seul but était de gagner du temps et de permettre aux Japonais de conserver le plus grand nombre possible de ces prises de guerre comme monnaie d'échange. Puisque nous faisions partie de la zone de Pei-ping nous serions donc inévitablement dirigés sur Moukden et je me rendais compte des souffrances auxquelles pareil transfert nous exposerait, surtout les femmes, car Moukden, rude en toutes saisons, est mortellement froid et désolé l'hiver. Je confiai mes craintes au comité qui jugea, comme moi, qu'il fallait préparer une parade à ce nouveau coup. Nous prîmes contact par les moyens les plus rapides avec les guérillas et nous leur demandâmes combien de temps il leur faudrait pour faire sauter la voie du chemin de fer Tsi-nan-Tsingtao, par où l'on nous évacuerait nécessairement. La réponse fut prompte et rassurante : il leur suffirait d'être prévenu un jour à l'avance. Comme nous savions que nous disposerions toujours d'au moins ce délai et que par conséquent tout danger d'évacuation était écarté, nous pûmes respirer plus à l'aise.

Nous ne recevions pas ainsi très régulièrement que des lettres, mais des médicaments quand nous en avions besoin ; des médicaments expédiés par avion de Tch'ong-k'ing, à quinze cents kilomètres dans le sud-ouest, jusqu'au-dessus de la péninsule de Chan-tong où ils étaient parachutés aux guérillas qui remettaient le paquet au vieux Père Tchang de la mission catholique de Wei-hsien. La « radio de bambou n, car c'est ainsi que l'on appelait ce réseau clandestin en prévenait M. Egger, consul de Suisse à Tsing-tao et représentant de la Croix-Rouge internationale. M. Egger avait la permission de faire, une visite par mois au camp pour apporter des colis de la Croix-Rouge et il en profitait pour nous remettre ces médicaments. Certains d'entre eux étaient si nouveaux, les sulfamides entre autres, que les docteurs du camp n'en avaient jamais entendu parler et ne savaient comment les administrer. Nous étions alors obligés de demander leur mode d'emploi par code au lointain Tch'ong-k'ing.

Les Japonais s'apercevaient bien que nous avions des contacts avec l'extérieur, leur méfiance redoublait et les coolies, soumis à des fouilles de plus en plus fréquentes et minutieuses, commençaient à s'affoler. Les autorités s'avisèrent un jour de flanquer chaque coolie travaillant au camp, d'un garde qui ne. le quittait pas d'une semelle. La réalité — et nous la connaissions — c'est que les Japonais étaient en train de perdre la guerre, ce qui les rendait à la fois plus méfiants et plus timorés.

Les choses en vinrent au point qu'il ne nous fut plus possible d'envoyer des messages aux guérillas ni sur soie ni sur papier, car les coolies ne pouvaient plus dissimuler quoi que ce fût dans leurs vêtements. Une fois encore, il fallait trouver un autre moyen de maintenir la liaison avec l'extérieur. Je forai dans le mur des W.-'C. des trous assez petits et assez irréguliers pour échapper à l'attention de qui ne savait pas exactement où les chercher et assez grands pour que je pusse y dissimuler une petite boulette. Nous tapions les messages sur de minuscules morceaux de soie que nous enveloppions un par un dans des papiers à chewing-gum et je les enfonçais dans les trous que j'avais creusés. Je pense que jamais des emballages de chewing-gum n'ont eu ,fin plus originale ni plus utile. La Croix-Rouge nous envoyait tous les mois des colis que M. Egger apportait consciencieusement au camp, mais les Japonais les gardèrent tous sauf un. J'avais mis de côté tous les emballages et les papiers de cet unique colis, car j'étais persuadé qu'ils nous serviraient un jour : ce jour était venu.

Je dis à notre coolie de confiance que, dans tous les cas où j'aurais un message à faire expédier, je lui donnerais le numéro des W.-C. dans lesquels j'aurais dissimulé la boulette. Les coolies arrivaient toujours à neuf heures du matin et allaient droit au poste de garde situé juste derrière les portes d'entrée. Là ils étaient minutieusement fouillés, puis ils se rendaient en file bien ordonnée dans les locaux des prisonniers. Je me trouvais toujours avec quelques amis à flâner non loin des portes, simplement pour ne pas manquer une des rares distractions de la journée, semblait-il. Quand les coolies partaient à leur travail, je m'arrangeais pour croiser leur file en chantant. Et au milieu de la chanson, un chant de travail typiquement chinois, je glissais un numéro, le numéro des W.-C. dans lesquels j'avais caché la boulette. Mon coolie savait qu'il lui suffisait de passer la main sur le numéro peint à même le mur pour trouver la boulette enfoncée dans le plâtre. I1 la gardait sur lui jusqu'au moment du départ, puis se la mettait dans la bouche juste avant d'être fouillé .à la sortie du camp. Si, pour une raison ou pour une autre un Japonais lui avait ordonné d'ouvrir la bouche, il devait avaler le tout, papier et soie.

Chaque fois qu'un coolie apportait un message au camp, il l'apportait dans sa bouche. Suivant un plan convenu entre nous, je me trouvais toujours près de la porte ou dans l'allée principale quand l'équipe des Chinois arrivait le matin et j'avais recommandé à mon homme de confiance d'incliner la tête de haut en bas chaque fois qu'il aurait un message: Dans ce cas je suivais la file ; sinon, comme deux sûretés valent mieux qu'une, il devait secouer la tête en signe de dénégation. Je me servis aussi de l'habitude qu'ont les Chinois de cracher très souvent et j'incitai les coolies à cracher constamment pour que les Japonais fussent bien persuadés que ces hommes avaient, plus encore que d'autres, cette mauvaise habitude. Au moment propice, le coolie crachait le message et je me précipitais dessus.

Il est amusant... maintenant, de penser que toutes les nouvelles concernant la guerre parvinrent par ce moyen à l'intérieur du camp de concentration de 'Wei-hsien. Ce qui est encore plus cocasse, c'est qu'au début, après avoir décodé les messages, je collais les bulletins sur les murs des W.-C. pour que chacun pût en prendre connaissance ; mais je dus bien vite y renoncer, parce que les gens restaient trop longtemps à les lire et que les réclamations affluaient ! C'est tout simplement qu'il y avait trop d'internés et pas assez de W.-C. J'essayai ensuite du lavoir, mais comme il fallait tout de même aussi pouvoir y laver, que les lecteurs avides s'attardaient trop et gênaient les mères de famille qui avaient toujours des monceaux de linge sale, je dus encore chercher autre chose. Je fus obligé, en fin de compte, de me contenter d'une diffusion de bouche à oreille à travers tout le camp, mais là encore j'étais obligé de prendre des précautions parce que nous nous étions aperçus que deux ou trois des internés nous mouchardaient pour se faire bien voir de leurs geôliers japonais et obtenir quelques faveurs. Pour dérouter ces rares brebis galeuses, je lançais des fausses nouvelles à sensation : l'assassinat de l'empereur du Japon, le massacre de deux cent mille Japonais dans une seule bataille, etc., et je glissais les informations exactes au milieu de ces canards ; ceux qui étaient dans le secret savaient distinguer le vrai du faux.

Pendant assez longtemps, nous n'eûmes aucun contact avec les communistes, ce qui me changeait singulièrement après sept ans passés sous leur domination, en tractations constantes avec eux. Mais je m'aperçus à la longue qu'il y avait parmi les coolies des communistes qui se mirent à introduire subrepticement dans le camp des brochures de propagande. Les Japonais ne furent pas longs à s'apercevoir du manège : ils punirent tous les coolies et changèrent fréquemment les équipes. Bien entendu, dès que leur ruse fut éventée, les Rouges cessèrent toute propagande par ce procédé. Seulement, un beau jour, un interné qui ne lisait pas le chinois reçut une longue lettre dont le contenu était destiné à tous ses camarades du camp. Elle avait été envoyée par le chef du « Gouvernement communiste des provinces de Chan-si, Ho-pei, Chan-tong et Ho-nan » qui avait eu le nom du destinataire par un coolie. Si elle était venue par la poste, les Japonais l'auraient évidemment détruite. Celui qui l'avait reçue la porta à M. McLaren qui, ne pouvant pas non plus la lire, me la donna pour que je la traduise au comité.

Il s'agissait de l'habituelle propagande communiste, toujours habile ; on y déplorait dans les termes les plus courtois « les souffrances que nous endurions dans le camp », on nous assurait que dans la lutte commune contre l'impérialisme nous pouvions compter sur toutes les sympathies du « gouvernement » qui nous suggérait en fin de compte, de nous révolter à l'intérieur du camp pendant que ses troupes l'attaqueraient de l'extérieur. Nous serions alors évacués à Yen-an, à l'abri de l'oppression japonaise. Lorsque M. McLaren lut ma traduction devant le comité, elle fut accueillie avec un enthousiasme très relatif. Cette lettre nous mettait dans une situation assez délicate. Le comité ne voulait ni froisser les communistes qui nous entouraient de toutes parts, ni fomenter de révolte, car si elle échouait tous les internés auraient à subir des représailles et si elle réussissait, conjointement avec l'attaque de l'extérieur, nous serions évacués à Yen-nan, ce qui serait plus désastreux encore. Finalement, après bien des discussions, le comité composa une lettre dans laquelle après avoir remercié les communistes de leur sollicitude et de leur bonté, nous leur expliquions que sur les mille sept cents internés du camp, seuls trois cents pourraient faire une marche aussi longue, et que nous estimions donc préférable de rester sur nos positions. Nous ajoutions que, d'après nos renseignements, les événements prenaient un tour si favorable que nous serions bientôt tous libérés, nous en étions sûrs, et que par conséquent, mieux valait attendre. Nous confiâmes la lettre au coolie qui avait apporté la missive communiste et cela me permit de marquer un point important, car désormais, je sus de qui je devais me défier lorsque j'envoyais les messages du camp aux guérillas nationalistes.

         J'avais eu l'impression que cette initiative communiste ne pouvait avoir qu'un sens : la fin de la guerre était beaucoup plus proche que nous ne le supposions. Et de fait, le 11 août, Tipton et Hummel nous firent savoir que les Japonais étaient sur le point de se rendre et nous conseillèrent de nous préparer à cette éventualité. Ils nous demandaient également si nous estimions souhaitable que les nationalistes prissent aussitôt le camp en charge. Nous répondîmes immédiatement à ce message si réconfortant que nous avions décidé d'attendre les Américains, puisque la fin de la guerre était imminente.

         Et les Américains ne se firent pas attendre longtemps. Moins de vingt-quatre heures avant la capitulation japonaise, ils arrivaient et de la façon la plus grandiose et la plus impressionnante que l'on pût rêver. Le 14, la tension était extrême. Chacun sentait qu'un grand événement se préparait, mais nous n'osions pas formuler nos espoirs tant nous avions peur de prononcer le mot de « victoire ». L'agitation et l'émotion ne firent que croître pendant toute, la journée et la nuit : enfin, le 15 au matin, en voyant les airs accablés des officiers japonais, nous fûmes tous persuadés qu'ils ne pouvaient signifier qu'une chose : la guerre était terminée et ils l'avaient perdue.

Soudain, dans le ciel clair et bleu de l'été, un gros bombardier américain, un B-26, apparut au-dessus du camp. Il volait assez bas pour que nous pussions voir, peints sur ses flancs les mots « Séraphin volant » et jamais nom ne nous parut mieux choisi ! L'appareil décrivit quelques cercles autour de nous et toute la population du camp se répandit dans les allées, criant, chantant, agitant les bras. Le « Séraphin volant » s'éloigna pour prendre de l'altitude, puis revint et nous vîmes alors nos sauveurs qui tombaient littéralement du ciel. Lorsque les parachutes s'ouvrirent, tout le camp se, mit à hurler et à trépigner ; les gens pleuraient, riaient, s'embrassaient, se bourraient de coups de coude et de claques dans le dos, puis, au milieu du délire général, ce fut une ruée en masse vers la porte principale pour accueillir les aviateurs américains. Les sentinelles japonaises étaient toujours à leur poste mais ne firent rien pour nous barrer le passage et tous, hommes, femmes et enfants, nous nous précipitâmes hors de l'enceinte : nous goûtions à la liberté pour la première fois depuis deux ans et demi.       

Les parachutistes avaient atterri dans des champs de sorgho et comme les tiges de cette céréale ont quatre ou cinq mètres de haut, nous étions obligés de les rechercher au milieu de cette forêt et de les aider à en sortir. Les cris et les appels joyeux « Où êtes-vous ? », « Ici, tout près », continuèrent jusqu'à ce que nous eussions retrouvé tout le groupe qui avait à sa tête un jeune commandant, du nom de Stanley Staiger. Il avait apporté des armes pour distribuer aux internés dans le cas où les Japonais eussent fait mine de résister, mais nous lui assurâmes qu'il n'en était nul besoin. Les Japonais de Wei-Hisien n'avaient plus du tout le cœur à se battre.  

Hissé sur les épaules de quelques hommes robustes, le commandant Stanley Staiger fit une entrée triomphale dans le camp. De tous côtés, les Japonais arrivaient, saluant et resaluant avec beaucoup de déférence. On les pria de se rassembler dans le bureau de l'ancien commandant du camp qui déposa son épée sur la table. Le: commandant Staiger accepta sa reddition : désormais nous étions vraiment, officiellement libres. Tous les chants nationaux des pays représentés dans le camp s'élevèrent alors et l'air chaud de ce mois d'août radieux vibra de notre allégresse délirante.     

Pendant ce temps, le commandant Staiger et l'ancien commandant japonais discutaient de la prise en charge du camp par les vainqueurs. Nous vîmes ces jeunes parachutistes, qui n'étaient qu'une poignée, occuper leurs postes avec une compétence et une gentillesse qui nous émut. Ils étaient si débordants de vie qu'ils arrivèrent même à communiquer un peu de leur exubérance et de leur fougue à nos pauvres compagnons affaiblis et dépenaillés.   

Le lendemain, d'autres avions nous survolèrent et plus tard, des B-29 de la base d'Okinawa nous parachutèrent des vivres. Aussitôt après les vivres, ce fut le tour du colonel Hyman Weinberg qui arriva d'une base chinoise pour diriger l'évacuation du camp par rail et par air, besogne qui demanda deux mois. Parti un des derniers, j'arrivai à Pei-ping au mois d'octobre 1945.

 

CHAPITRE IV

OU LA VICTOIRE DEVIENT UNE DÉFAITE

 

Si l'évacuation du camp prit presque deux mois au lieu d'une journée, le colonel Weinberg n'y est certes pour rien. Je crois qu'il a dû être parmi les tout premiers officiers américains à constater de visu les résultats des tactiques communistes de harcèlement et de destruction mises en œuvre dans notre secteur presque aussitôt après la capitulation japonaise et qui rendaient leur maximum au moment même où le monde fêtait une victoire destinée à se changer si vite en une tragique défaite. Les Japonais capitulèrent le 16 août 1945 ; moins d'un mois après, les communistes chinois entraient en lutte ouverte contre leur gouvernement.

Le colonel Weinberg était habitué aux méthodes américaines ; il avait été l'un des rouages de l'extraordinaire organisation qui avait permis au matériel fabriqué en quantités énormes par l'industrie américaine d'écraser les Japonais et de les refouler dans tout le Pacifique, depuis les eaux territoriales de l'Australie jusqu'à Balikpapan. Il s'imagina qu'il pouvait établir un plan d'évacuation satisfaisant et l'exécuter en un temps record : comment l'en blâmer ? Ses compatriotes étaient venus à bout de tâches tellement plus considérables et plus difficiles, que celle-là dut lui paraître un jeu d'enfant.

Il passa plusieurs heures à mettre son plan au point dans les moindres détails, en prenant pour base de ses calculs le nombre des internés et le nombre des wagons nécessaires pour les transporter, eux et leurs bagages, jusqu'à Pei-ping. Il conclut qu'il pourrait évacuer tout le monde en une journée. Pour cela il lui fallait trois trains. Il était bien entendu persuadé qu'il ――― etc.