Giovanni HOYOIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Père JEAN-MARIE

(Bernard)

STRUYVEN

1897-1959

 

 

 

IMPRIMERIE

COMMERCIALE ET ADMINISTRATIVE

21-23, Rue Jean-Jaurès

B R E S T

 

1 9 6 1


 

III

                                   En Chine

 

(1934-1953)

 

AU MONASTERE DE NOTRE-DAME DE LIESSE

 

 

 

LIESSE

 

Pour aller au Monastère de Notre-Dame de Liesse, près de Cheng-Ting-Fu, dans le Hopeh, vous avez quelque 300 km à parcourir, à partir de Pékin, en direction du sud ; ce trajet se fait aisément en une dizaine d'heures de chemin de fer.

Le train vous laisse devant les murailles d'une ville de 50 à 70.000 habitants.  Comme maintes autres cités en Chine, Cheng-Ting-Fu s'est ainsi protégée contre les incursions des brigands.  Les portes s'ouvrent à six heures du matin.

Le missionnaire qui y débarque ne s'y sent pas perdu.  Cette ville est le siège de toute une série d'établissements catholiques ; évêché et cathédrales de belle allure, où même le marbre ne manque pas ; Petit Séminaire, maison mère d'une congrégation féminine chinoise, les Joséphines, et deux orphelinats de l'Oeuvre de la Sainte-Enfance, ces institutions caractéristiques de l'apostolat chrétien en Chine. L'un, pour garçons, est situé hors les murs ; l'autre, à l'intérieur de la cité, est dirigé par les Sœurs de la Charité.  L'ensemble de cet établissement, avec ses deux mille résidents, forme comme une petite ville dans la grande.

A quatre kilomètres de la ville, en suivant la voie du chemin de fer, vous vous trouvez, sur une légère éminence, devant un grand bouquet d'arbres où se nichent de vastes bâtiments.  A l'est et -.l l'ouest coulent les bras d'un fleuve, le « fleuve-plage », comme l'appellent les Chinois ; à la saison des pluies, il peut atteindre trois kilomètres de largeur ; quand les eaux se retirent, elles laissent de grands espaces à découvert.  Un pont de dix-huit arches enjambe le grand bras.  Dans la vallée de nombreuses digues canalisent les inondations et offrent à Ia culture des terrains fertiles.

Vous pénétrez dans cette espèce d'île où s'allongent les murs d'un très ample enclos.  Sur un porche en style chinois, deux grandes enseignes de bronze : « Notre-Dame de Liesse » et, d'autre part, en chinois : « Trappe catholique (religion du Maître du Ciel).  Couvent de la Joie spirituelle ».

 

Le domaine est étendu : il comprend 120 hectares, dont 20 sont entourés de murs.  D'une première enceinte, par up-e grande allée, on passe au corps des bâtiments.  Ils sont construits à la chinoise, sans étage, sauf un, le noviciat situé à part.  Cet ensemble est neuf.  Il n'y a pas encore d'église.

Les dépendances sont bien construites, elles aussi, et tout cela a un air de netteté, de propreté soignée.  Les terrains avoisinants sont occupés par clé bonnes cultures de blé, de coton, d'arachides ; il y a une vigne et l'on y élève un troupeau d'une vingtaine de vaches.  La région abonde en arbres fruitiers, spécialement en pommiers.

Ce monastère est une filiale de la première fondation cistercienne en Chine, N.-D. de Consolation, à Yang-Kia-Ping, dont il dépend encore.  Ce n'est toujours qu'un prieuré.  La communauté comprend trente personnes, dont 18 frères convers chinois ; parmi les douze choristes, il y a deux prêtres chinois, cinq français et trois belges.  Le tout sous la houlette d'un prieur européen.

A proximité du monastère se groupe un petit village de quelque cent cinquante habitants, exclusivement chrétien, auquel on a donné le nom de Saint-Benoît, ce qui donne en chinois : Pentou-Chang.

Voilà où arrive le P. Jean-Marie, après quarante-trois jours de voyage en mer et quelques-uns de plus sur la terre ferme. « Que j'étais content de retrouver ma chère solitude, écrira-t-il dans sa première lettre.  La place d'un moine n'est pas sur les grand'routes. » (16 janvier 1935)

C'est l'hiver.  Aussitôt arrivé, on l'habille à la chinoise, avec de longs pantalons en coton fourrés de laine, qui remontent jusque sous les bras et sont serrés aux chevilles par une bande de toile.  Là-dessus, une robe blanche et une coule de coton.  Avec cela on ne craint pas le froid.

 

 

ACCLIMATATION - UNE LANGUE DÉROUTANTE

 

Le premier devoir d'un missionnaire arrivant en Chine est de s'acclimater.  Personne n'ignore combien c'est malaisé.

Durant de longs mois, le P. Struyven va s'acharner à apprendre le chinois, cette langue déroutante. « J'y travaille sept heures par jour, écrit-il dans sa première lettre.  A la fin du mois, je connaîtrai 500 caractères » (16 janvier 1935).  Il s'efforce d'expliquer à ses correspondants familiaux le mécanisme déconcertant de cet idiome sans grammaire, qui s'exprime par monosyllabes, où chaque mot a les sens les plus divers suivant le ton sur lequel on le prononce.  Mais le comble de la difficulté, c'est le rythme, cet obstacle infranchissable à l'Européen.

Il importe cependant d'être rapidement à même de s'expliquer en ce langage redoutable, afin de se rendre utile à la communauté et ,aux chrétiens des alentours.  Bientôt viennent les premiers essais.  Le P. Jean-Marie rapporte à ce sujet une anecdote pleine de finesse :

 

« On a accolé à ma digne personne un professeur ès-sciences chinoises.  C'est un ancien séminariste ; il occupe dans la hiérarchie un rang intermédiaire entre le simple chrétien et le prêtre.  Nos chrétiens l'appellent « Maître Mong ». Or, au début, pour aiguiser son zèle, chaque fois que j'avais lancé une formidable bourde en chinois .je venais le raconter à Maître Mong : « Maître, nous avons perdu la face (en Chine, les païens ont un grand culte de l'honneur, du qu'en dira-t-on, du bluff, quoi !).  Qu'est-ce qu'on va dire de toi ?  On dira : - c'est pas la peine qu'il fasse le grand ; nous croyions que c'était un lettré, mais on le voit à l’œuvre ; il n'est pas capable d'enseigner le chinois à l'Européen, etc., etc... ». Le brave homme était piqué au jeu.  Dans la suite, jamais plus il ne parlait de mes travaux en chinois qu'à la première personne du pluriel, comme dans les presbytères de campagne, en Europe, la bonne du curé dira : « Alors, c'est demain à une heure que nous baptiserons le fils à la Jeannette », ou « Nous ne confesserons qu'à partir de quatre heures.»

Or, quand, en juin, j'annonçai à Maître Mong que j'avais l'intention de me produire en public, le brave homme fut pris d'un trac épouvantable : « C'est impossible, me disait-il, le Père ne sait pas assez de chinois » ' Je lui faisais remarquer que de la science gros comme un grain de blé suffisait si on y ajoutait du « culot » lourd comme un gros sac de blé.  Cette arithmétique n'avait pas l'heur de lui plaire.  Il alla trouver le Père Prieur et lui dit : « Il faut absolument que le Père prêche avec un papier en main.  S'il reste dedans avec son mince bagage de chinois jamais il n'en sortira ». Pour clore la discussion, je lui demandai - « Mais enfin, le jour de notre ordination sacerdotale, est-ce au Père ou à toi que le bon Dieu a dit -. « Va, enseigne toutes les nations » ? ». Force lui fut de m'avouer que c'était au Père. « Alors, occupe-toi de tes affaires et moi des miennes ».

Heureusement, fin juin, Maître Mong partit en vacances.  Me voilà lancé.  Par une vraie bénédiction du bon Dieu, dès le premier sermon, je fus intégralement compris des chrétiens.  Pour qui connaît la difficulté du chinois, c'est un succès.  Maître Mong, à son retour, n'en revenait pas.  Je le félicitai avec empressement : « La gloire des élèves est la gloire du Maître ».

Inutile de vous dire, ajoute-t-il, que cela me demande du travail et que, si je n'ai pas de papier en main, c'est que j'apprends mes sermons presque mot à mot, par cœur.  Les bons chrétiens se figurent, à m'entendre, que je connais le chinois.  Ils viennent me raconter des histoires auxquelles je ne comprends rien ou presque.  Alors, je fais le malin : « Ho, ho », un sourire et puis je m'en vais. » (19 août 1935)

 

Cependant, cet exercice ne laisse pas d'être périlleux.  Le Père ne tarde guère à s'en apercevoir.  Voilà que, en prêchant devant la communauté, le jour de l'Assomption, il lui arrive de lancer une formidable hérésie :

 

« J'ai parlé, continue-t-il dans la même lettre, de la. « Mère du Saint-Esprit ». Je voulais dire : « la mère qui a engendré notre corps » : « cheng chen » ; j'ai dit : « la mère du Saint-Esprit » : « cheng chen ». Vous direz peut-être mais « cheng chen » = « cheng chen ». Non, pas en chinois ; si vous prononcez « chen » sur le fa dièse, c'est le Saint-Esprit ; si vous prononcez sur le sol, cela veut dire le corps humain.  Un demi-ton de différence dans la prononciation, quelle conséquence ! Encore un peu, j'étais déféré au Saint Office comme hérésiarque. »

 

Encore quelques mésaventures de ce genre et le novice en éloquence chinoise s'avisé qu'il a été bien près de verser dans la présomption.

 

« Quelle langue, quelle langue ! s'exclame-t-il au bout d'un an.  Il y a six mois, ne doutant de rien, je m'étais mis à prêcher.  Je fus compris... Mais actuellement je commence à me rendre compte que je n'y étais pas du tout... ». On peut être compris sans y mettre toute la nuance, tout l'accent mais c'est très désagréable aux oreilles chinoises... « Maintenant je suis entraîné par le mouvement acquis, je ne puis plus faire machine arrière... ». Le succès finit d'ailleurs par couronner ses beaux efforts. « Depuis six mois, ajoute-t-il, j'ai fait des progrès sensibles.  Mon professeur, hier soir, au moment où .je répétais mon sermon de ce matin, eut un sourire rayonnant ; il me dît avec une conviction sincère : « Cela, c'est passable ». Mais je puis vous assurer que si ou ne travaillait pas pour le bon Dieu, il v a longtemps qu'on aurait tout envoyé promener... » (6 janvier 1936)

 

 

PAIN CHINOIS ET BATONNETS

 

En fait d’acclimatation, il n'y a, d'ailleurs pas que la langue.  Il y a aussi Ia nourriture.  Le Chinois mange du millet (du riz dans le sud), des légumes, du poisson, de la viande de porc très rarement.  Il n'aime, parce qu'il n'en use pas, ni le fromage, ni le laitage, ni le vin.  Le pain de blé levé est inconnu.  Le P. Jean-Marie se met résolument au régime chinois, amendé par les prescriptions cisterciennes. « La principale caractéristique de la cuisine chinoise, fait-il remarquer, est la lourdeur.  Plus cela pèse sur l'estomac, mieux cela vaut.  On sert souvent du fromage de haricot ; au premier abord, on trouve cela étrange, puis on s'y fait. » Le P. Jean-Marie fait par ailleurs de courageux efforts pour arriver à digérer le pain chinois.  Comment se confectionne cet aliment ? :

 

« C'est très simple. On fait une boulette de farine de la grosseur d'une orange, sans levure, qu'on fait cuire dans la vapeur.  Et servi chaud.  Cela a du goût, un goût de son de moulin ici n'est pas très compliqué), mais surtout cela remplit l'estomac.  En avalant deux boulettes vous en avez assez pour votre repas, tellement c'est lourd. Parfois on y ajoute de la potasse pour faire monter la pâte mais je le préfère sans, car cela donne un goût de lessive. »

 

Au bout d'un an, il fait savoir que cela passe comme lettre à la poste et il ajoute :

 

« Bientôt, je mangerai non plus avec de vulgaires cuiller et fourchette mais avec des bâtonnets.  C'est pas facile mais, comme me disait un novice, c'est plus facile d'apprendre à manger avec des bâtonnets que d'apprendre la langue.  Je l'ai cru sans difficulté. » (6 janvier 1936)

 

FONTAINES AMBULANTES

 

Enfin, last, but not the least, il y a le climat, le climat proprement dit.  Il est très continental ; jamais d'orages, ni de nuages, ni de pluies, sauf à la 6e lune.  Le vent, parfois violent, souvent presque nul, souffle toujours du nord-ouest ; il vient du désert de Gobi ; parfois il emporte de la poussière ; ce vent, jaune alors, obscurcit le soleil au point que l'on doit allumer les lampes en plein jour, mais cela arrive très rarement.  L'hiver est froid et très sec.

Par contre, à la sixième lune, c'est-à-dire en juin-juillet-août, le climat devient redoutable.  Le vent se met à souffler de la mer; il est humide à l'extrême et tout se couvre de moisissure.  Depuis juin, la température se tient à une moyenne de 30°, parfois 40° et 45° à l'ombre, avec une pression atmosphérique très lourde.  On est toujours en transpiration ; il faut changer cinq fois de linge par jour.  Il n'y a pas de quoi plaisanter : en 1933 cinq religieux de Liesse sont morts de chaleur dont trois de façon foudroyante.

L'été venu, le Père Struyven confirme le pronostic.  Parlant des jours de canicule : « Cela peut compter, dit-il.  Dès deux heures du matin, on est transformé en fontaines ambulantes... ». D'aucune manière l'eau ne manque.  A la suite de pluies surabondantes, toutes les terres du couvent ont été inondées par la rivière voisine.

 

UN AGENDA CHARGÉ

 

Voilà quelque chose du nouveau cadre de vie auquel se plie le P. Jean-Marie.  S'il fait un tel effort d'assimilation, c'est que, dès le début ou presque, de lourdes activités lui sont confiées.  Quelquefois il en donne un aperçu dans ses lettres :

 

« Cette dernière, semaine, dimanche : sermon aux chrétiens lundi conférence aux novices ; mercredi : sermon à la communauté ; ce matin : sermon aux chrétiens.  Puis la classe de théologie en latin avec anecdotes en chinois,.. » (6 janvier 1936) (1)    

(1) Il prêche dix fois en chinois au cours d'une même semaine  (12 avril 1936).

 

 

- Dès la première année, il avait eu à s'occuper. par intérim, des novices convers :

 

« Une bonne dizaine, quelques-uns baptisés depuis quelques années à peine ». Ce ministère lui plaît : « Il y a de bien belles âmes parmi eux, dit-il, très simples et très sensibles à la grâce. » (15 août 1935). « Chaque jour, notera-t-il bientôt, je m’édifie davantage au contact des novices.  L'action de la grâce y est manifeste... Je pourrais vous citer des traits touchants de nos chers religieux chinois... »

 

      En juillet 1936, le P. Jean-Maire deviendra, maître des novices en titre.

      Le P. Struyven jette les yeux autour de lui.  Le paysan chinois est pauvre, très pauvre.  Il s'astreint à 14 et 15 heures de travail pour un gain de 40 à 50 centimes par jour. Il ne connaît pis la relâche du dimanche.

 

Cette population est faite d'honnêtes gens. « Il faut voir leur respect des parents, de l'autorité, de la décence, la modestie du costume féminin ». Cependant, des usages inhumains restent ancrés parmi eux.  A la naissance d'un enfant : « Est-ce une rose ou une tuile ? ». Est-ce une rose, c'est-à-dire un garçon, la famille se réjouira.  La descendance est assurée et le culte des ancêtres aussi.  Les parents auront quelqu'un pour se souvenir d'eux.  Si c'est une tuile, son sort sera vite réglé.  La fille ne rapporte pas à ses parents.  Ce qu'on en obtient au mariage ne couvre pas les frais qu'elle a coûtés pour l'élever. « Aussi, dans les montagnes que l'on voit de notre monastère, écrit le P. Struyven, n'y a-t-il pour ainsi dire pas de filles. On les tue dès la naissance ; ce sont des êtres inutiles ! ! ! »

 

Au point de vue religieux, les croyances n'ont rien de précis.  La vie populaire reste tout imbue d'un paganisme assez primitif. « Dernièrement, note le Père, je faisais un tour dans un village voisin.  Sur deux cents mètres de trajet, j'ai rencontré cinq pagodes avec des idoles.  Il y a d'innombrables superstitions, les maisons en sont pleines. »

 

« L'idée qu'ils se font du bon Dieu est vague.  Ils le connaissent assez pour être sauvés et beaucoup trop peu pour l'aimer.  Un évêque belge de Mongolie que j'ai rencontré à Shanghai disait : « Le peuple chinois est le plus beau peuple païen que la terre ait porté. » (Pâques 1.935)

 

Former des religieux chinois, des prêtres chinois, contribuer à l'expansion de l'Eglise en Chine, voilà la grande oeuvre à laquelle le P. Struyven est appelé, comme tous les missionnaires catholiques en ce pays.  La Chine est immense : plus de 600 millions d'âmes.  Parmi elles, 2.500.000 catholiques seulement.  La progression des conversions est malheureusement très lente : 50.000 par an.  Autant de raisons pour qu'on redouble d'efforts : « Tout cela n'est rien, conclut le Père dans une lettre où il a décrit ses difficultés, si, par ses souffrances, on peut gagner les âmes.» (16 janvier 1935)

La mission du Père est maintenant scellée : le 5 janvier 1936 il a fait vœu de stabilité en Chine « Désormais, écrit-il, me voilà Chinois jusqu'à la mort. »

 


 

 

A N0TRE-DAME DE CONSOLATION

 

 

 

 

LE MONASTÈRE

 

Le Père Struyven se trouve depuis plus de deux ans déjà dans sa « chère solitude » de N.-D. de l,iesse lorsque, en avril 1937, le Père Abbé de l'Abbaye de N.-D. de Consolation à Yang-Kia-Ping, dont dépend le prieuré de Liesse. l'appelle pour assurer un intérim de quelques mois en qualité de maître des novices.

Le Père nous a laissé la relation. de ce voyage qui ne fut pas commode.  Pour franchir les quelque cent kilomètres qui séparaient Pékin de N.-D. de Consolation, il fallait trois jours de voyage par des sentiers muletiers si l'on prenait la route la plus courte, celle de l'ouest, et guère moins par celle du nord, qu’emprunta le Père.

Au milieu d'une région aride et désolée, à, 800 mètres d'altitude, au-delà de la Grande Muraille, le monastère, établi, depuis 1883, apparaissait comme une sorte d'oasis avec ses vergers verdoyants.

La communauté était régie par l'Abbé Dom Louis Brun, un Français, ancien capitaine d'infanterie de la Grande Guerre.  Il avait été longtemps, en Chine, économe dans la Société des Missions Etrangères ; lassé de manier les chiffres plutôt que de cultiver les âmes, il était passé d'un, extrême à l'autre, s'était fait cistercien et depuis lors il ne supportait guère qu'on vînt l'entretenir de questions temporelles.  Depuis seize ans déjà, il exerçait les fonctions abbatiales.  Il aimait les Chinois et en était aimé.  Quant au gouvernement de l'abbaye, il se montrait fort exigeant, multipliant les prières et les sacrifices, imposant au réfectoire des restrictions pour ramener le régime des moines au niveau de celui du paysan sous-alimenté d'alentour.

N.-D. de Consolation abritait, dans un complexe imposant de bâtiments, une communauté nombreuse : quelque 150 personnes dont 110 portaient l'habit monastique.  Les prêtres chinois y étaient un peu plus nombreux que les européens.

 

 

 

 

 

MAITRE DES NOVICES

 

Sa charge de maître des novices comble le Père Jean-Marie de joie mais elle le remplit aussi de confusion.

 

« Ces novices chinois de chœur sont vraiment très bien, note-t-il. Il y a moyen d'en faire de très bons religieux.  Ils sont très intelligents, très forts en latin, ils ont tous une bonne voix, excellent dans les cérémonies.

Hélas ! il leur faudrait un bon Père Maître... La charge de Père Maître m'écrase, Cela me fait voir toutes mes insuffisances et mes défauts.  Je ne suis pas à la hauteur de ces fonctions.  Il faudrait une âme de feu pour enflammer toutes ces jeunes âmes, l'espoir de notre ordre en Chine, pour en faire des prêtres zélés et instruits.  Hélas, comme je suis peu... » (15 janvier 1938)

 

En cette nouvelle résidence aussi il enseigne la théologie et mène, dans le cadre apparemment uniforme de la règle cistercienne, une vie occupée à l'extrême.

 

LA MISÈRE PAYSANNE

 

Elle le sera d'autant plus que, à Yang-Kia-Ping, le P. Struyven va. s'intéresser au sort matériel de la population environnante.  Ces paysans chinois sont affreusement pauvres et la guerre a rendu leur situation plus lamentable encore.  De cette misère, l'abbaye est constamment témoin.

 

« Parfois, raconte-t-il, je vais conduire avec mes novices les déchets de légumes jusqu'à notre porterie.  Il y a là en permanence une cinquantaine d'hommes, de jeunes, de pauvres mioches.  Dès que la charrette arrive c'est une poussée formidable ; c'est à qui saisira une feuille de chou, un trognon de carotte... Pauvres gens ! »

 

Ainsi en va-t-il, d'ailleurs, dans l'ensemble de la Chine

 

« Malgré les soins infinis que le paysan chinois apporte à son travail, il connaît la misère.  Plus d'un tiers de la population ne mange pas, à sa faim quand l'année est normale.  En cas de disette, c'est par centaines de mille que se chiffrent les pertes de vies humaines. » (17 avril 1938, lettre au professeur Van der Vaeren, de l'Université de Louvain)

 

Les campagnes en effet sont surpeuplées ; en certains endroits la densité humaine y atteint 600 habitants par kilomètre carré.  Aussi la culture est-elle très intensive ; le paysan veille à ne pas perdre la moindre parcelle de terre.  Le rendement n'est certes pas mauvais pour la Chine : 1.500 kg de blé à l'hectare dans la région, mais il faut reconnaître que ce taux n'est pas en rapport avec la dépense de travail.  Un fait est évident : l'agriculture demeure très arriérée en Chine ; elle ignore encore Ia plupart des procédés techniques modernes.  Voilà pourquoi le paysan chinois est si mal récompensé de la peine qu'il se donne à gratter la terre.

Même les cultures du monastère se montrent à cet égard très déficientes.  Avec son coup d’œil réaliste et positif, le Père Jean-Marie a noté cela tout de suite.  En fait, après plus de cinquante ans d'efforts, l'abbaye n'arrive à produire que le tiers de ce qu'exigerait sa subsistance ; ses terrains donneraient davantage s'ils étaient autrement traités.

Le Père Struyven a par ailleurs été frappé, dès le premier contact, par la splendeur relative du monastère, en comparaison des demeures de la population chinoise.

 

« En passant de Pékin à Yang-Kia-Ping, écrira-t-il plus tard, on compterait facilement sur les doigts de la main les maisons construites en briques et pourvues de vitres.  Or, lorsque les moines construisent, ils semblent le faire pour l'éternité.  On dirait qu'ils ont cela dans le sang.  A N.-D. de Consolation, même les dépendances étaient faites en matériaux durables et garnies de verre à vitre.  Vraiment, c'était le plus bel ensemble à vingt lieues à la ronde.  Cela excitait d'autant plus la jalousie que la contrée était plus pauvre. »

 

De cette constatation, le P. Jean-Marie tire aussitôt une conclusion pratique :

 

« A mon avis, le meilleur titre pour qu’un monastère contemplatif soit toléré dans un pays encore profondément païen, c'est l'action sociale qu'il aura pu poursuivre.  La misère du peuple chinois provient des méthodes rudimentaires de son agriculture.  Nous, trappistes, qui sommes agriculteurs de profession, pourrions-nous rester indifférents à une telle situation ? Que chacune de nos Trappes soit une ferme modèle où les procédés scientifiques soient adaptés à la région, ce sera là notre meilleure sauvegarde. »

 

Ces réflexions livrent la clef de bien des attitudes du P. Struyven.  Elles nous révèlent l'inspiration d'initiatives qu'il saura prendre partout où il passera.

 

 

L'AGRONOME SE RÉVEILLE

 

Déjà, à Liesse, le P. Struyven avait fait de semblables observations, et cela avait provoqué en lui une réaction inattendue : au fond de son être, il avait senti s'éveiller l'ingénieur agronome qu'il était en titre mais qui ne s'était jamais manifesté dans la pratique des choses.

Revenons un peu en arrière pour relater cette métamorphose.  Dans une lettre du 12 avril 1936 aux « bien chers Tous »,- Bernard en arrive à proposer à ses correspondants un rébus :

 

« Je viens, écrit-il, de tenir un joli bébé sur les fonts baptismaux ; le bébé Cadum tout craché, gros et gras, les bras potelés, la face épanouie ; il s'appelle « Bébé Ca-du-Lec ». Son grand frère est déjà un garçonnet bien découplé ; il s'appelle « Ca-du-Lac ». La maman, Md. Aucam, née à Louvain.  Le grand-père n'est autre que Mgr le Recteur Magnifique de l'Université de Louvain... »

 

Enigme... Après un moment de « suspense », il en livre la clef.  Cadulac signifie : « Centres Agricoles de l'Université de Louvain au Congo». Cette création est une filiale de l'Association Universitaire Catholique pour l'Aide aux Missions (A.U.C.A.M.). Mais le nom du bébé apporte une variante nouvelle : Cadulec... Ce n'est pas -,au Congo, mais en Chine, qu'il s’agit maintenant d'opérer.

 

Oui, le P. Struyven dévoile ainsi une grande idée qu'il a en tête : intéresser l'Université de Louvain à la lutte contre la misère en Chine.  Et déjà il prévoit le parrainage de professeurs qu'il nomme.  Mais il lui parait aussi que ce nouveau-né doit avoir des oncles... sinon d'Amérique, du moins d'Europe.  Il pense à son frère Alphonse.  Et, dès lors, s'ouvre entre les deux frères une correspondance de pionniers du progrès agricole en Chine.  Bernard désire se livrer à des essais systématiques en utilisant des semences de variétés européennes sélectionnées.  Il prie son frère de lui envoyer, pour commencer, quelques centaines de grammes de graines de trèfle, de sainfoin, de luzerne.  Ces légumineuses n'existent pas en Chine.  On tentera cette culture sur un are, un demi-are, pour voir ce que cela donnera.  Déjà, l'année précédente, il avait demandé du blé.

 

          Et Alphonse, régulièrement, lui expédiera les échantillons qui, peut être, seront à l'origine d'un renouveau social de la paysannerie chinoise. «Il faut connaître cette misère ! », répète Bernard avec une convaincante insistance.

        Sans doute, sait-il mesurer lucidement la portée de son intervention.  Elle demeurera modeste.

 

« ... Moi, contemplatif, ajoute-t-il, je me bornerai toujours au rôle de station d'essai pour acclimatation en Chine ; mais les missionnaires, en fondant des syndicats agricoles, pourraient entamer la conversion en masse de ce grand peuple.» (12 avril 1936)

 

Quoi qu'il en soit, ces tentatives doivent être sérieuses « Je ferai des essais systématiques sur tout : orge de printemps, coton, riz, maïs, etc... Tout m'intéresse.  Il faut que nous réussissions pour la plus grande gloire de Dieu. »

Seulement, de tels projets sont-ils bien solides ? D'autres obstacles pourraient se présenter en effet que ceux du climat ou du sol.  Voici précisément que, dès le mois de mai 1936, le monastère de Liesse reçoit la « visite régulière » de l'abbé de N.-D. de Consolation," son supérieur, et d'un autre abbé, délégué pour l'Extrême-Orient.  Ce genre de visite, selon la règle, comporte une inspection générale, suivie de décisions qui, peut-être, modifieront l'état de choses existant.  Or, parmi les conclusions de cette visite figure la suppression des activités extérieures « afin, disent les notes du R.P. Abbé, de ne pas nous distraire du but primordial et urgent qui est le nôtre : asseoir Liesse sur un bon fondement surnaturel ».

Bref, -comme l'annonce Bernard aux « chers Tous », « on a coupé les ailes du bébé Cadulec ». Son désappointement, qui n'altère pas sa bonne humeur, trouve d'ailleurs une compensation immédiate : on peut continuer les essais agronomiques, seule la correspondance spéciale est interdite.  Et Bernard d'enchaîner aussitôt en relatant les résultats du premier essai, entrepris dès octobre 1935, avec du blé breton.

A N.-D. de Consolation, son souci de service social et sa compétence agronomique vont s'affirmer encore.  La gamme de, ses essais s'étendra.  Il cherche toujours à améliorer le blé.  Des variétés du midi de la France et du nord de l'Italie ont pleinement réussi.  Il y ajoute des expériences sur le soya ; il s'intéresse au maïs.  Le coton américain donne pleine satisfaction.  Enfin une idée lui vient à l'esprit : celle d'introduire la culture du riz en terrain sec.  On sait qu'il existe une variété de riz qui n'exige pas un sol inondé ; elle n'est guère utilisée en Chine, du moins dans la, région où il se trouve.  Il s'efforce de, promouvoir ce procédé.  Encore faut-il se montrer prudent dans toutes ces tentatives ; à la même latitude que Naples, Yang-Kia-Ping connaît des hivers rigoureux, avec des gelées de moins 20°.

En. se faisant ainsi un protagoniste du progrès technique le P. Struyven ne croit nullement dévier de la ligne tracée par sa mission spirituelle.  Son raisonnement n'est-il pas celui qu'ont tenu de tout temps et en tous pays les missionnaires qui avaient à faire, pénétrer la foi en terre de paganisme ?

 

« Pour que les missionnaires puissent atteindre les masses il est nécessaire qu'ils s'occupent également de leurs intérêts matériels. la misère est telle en Chine qu'elle est un empêchement pour la conversion des âmes.  Ventre affamé n'a pas d'oreilles. » (17 avril 1938)

 

 

BRIGANDAGE ET SÉRÉNITÉ

 

A N.-D. de Consolation comme à N.-D. de Liesse, la communauté s'adonne ainsi, dans une apparente tranquillité, aux travaux de la paix.  Cependant, une inquiétude grandit.

C'est que la Chine n'est précisément pas en paix.  Le P. Struyven est à peine depuis trois mois à N.-D. de Consolation lorsque, le 7 juillet 1937, le Japon entreprend la conquête de la Chine.  On ne s'aperçoit cependant que bien peu, à l'abbaye, du cours de ces événements.  Parfois une voiture militaire japonaise est signalée dans les environs il arrive que passe un avion nippon.  C'est tout.

Plus grave est le danger qui vient des brigands.  La Chine n'a pas cessé dans certaines régions d'être infestée par les bandes turbulentes de misérables vagabonds ou de soldats désœuvrés.  Ces gens circulent à travers le pays par groupes qui atteignent parfois plusieurs milliers de têtes.  On en voit de 5 à 6.000 hommes et même davantage.  Ils pillent et razzient les villages et les petites villes où ils escomptent trouver des magasins bien pourvus.  Leurs dispositions sont au surplus très variables.  Sont-ils de méchante humeur ou leur résiste-t-on, alors il leur arrive de se livrer à d'effroyables massacres.

Déjà durant son séjour à Liesse le P. Struyven avertissait ses correspondants de ce risque normal de la vie en Chine. « Les bandits, écrivait-il, sont parfois dangereux.  Depuis dix ans, il y a eu en Chine plus de 50 missionnaires massacrés, dont plus de 10 Belges... ». Mais ce risque clairement mesuré, il l'affrontait avec une philosophie bien à lui.  Ecoutez donc :

 

« Il ne faut pas s'en faire.  Ou bien on tombe entre leurs mains ou bien on n'y tombe pas.  Si on n'y tombe pas, il ne faut pas s'en faire ; si on y tombe, ou bien ils vous massacrent, ou bien non.  S'ils ne vous massacrent pas, il ne faut pas s'en faire.  S'ils vous massacrent, eh bien, il n'y a plus moyen de s'en faire.  En tous cas, ne nous en faisons pas. » (6 janvier 1936)

 

Cette sérénité se cuirassait -ainsi d'une brillante logique.

Si une sagesse irénique inspirait les moines devant les risques de leur situation, elle ne les empêchait pas de prendre des mesures de défense.  Les monastères, déjà, étaient bâtis un peu comme des forteresses, généralement sur la hauteur, entourés de solides murailles.  Comme les églises et couvents fortifiés du moyen âge qu'on voit perchés sur la montagne, dans les Pyrénées ou en Italie. « Notre situation en Chine, écrit le Père, correspond au moyen âge de l'Europe. » (2 octobre 1937)

A N.-D. de Consolation, on a par surcroît mis en place tout un dispositif de défense immédiate.  Le P. Jean-Marie en parle sur le ton plaisant :

 

« Si tu voyais à ma place, au noviciat, un superbe fusil de guerre américain et 50 cartouches, écrit-il à  Sœur Lucienne, tu te dirais : «Voilà un Père Maître bien farouche ». Mais ne crains pas.  Ce n'est pas pour fusiller les novices qui ne sont pas sages... » (15 janvier 1938)

 

Sur ce thème il manie volontiers la boutade :

 

« Ici nous sommes à l'abri d'un coup de main.  Dernièrement j'ai été nommé général de brigade (la brigade n'est en fait qu'une modeste escouade).  J'ai reçu un fusil de guerre flambant neuf.  Mais le généralissime m'a recommandé de ne tirer qu'acculé à la dernière extrémité. » (27 novembre 1937)

 

Le fait est que la conjoncture est devenue très sérieuse.  La guerre, proprement dite, s'est réveillée.  Les Japonais ont conquis la région, en occupant les lignes de chemin de fer.  Situé dans la montagne, éloigné de tout centre, le monastère n'a nullement été troublé.  Mais d'assez loin des réfugiés sont venus se mettre sous sa protection (2 octobre 1937).  Un peu plus tard, on apprend la capture d'un évêque et de huit missionnaires ; plus de nouvelles d'eux. « D'après Mgr de Pékin, il est probable qu'ils furent massacrés. » Cependant, dix Frères Maristes européens, capturés il y a trois mois par les bandits non loin de Yang-Kia-Ping, ont été ensuite relâchés. « les brigands les ont traités avec beaucoup d'égards. » (27 novembre 1937)

Et Bernard, dans cette même lettre-circulaire à ses « bien chers Tous», de rassurer chacun avec son air imperturbable : « Pour moi, je coule ici des jours calmes et heureux dans la paix.  Assez d'activité extérieure pour pouvoir se dévouer au service du bon Dieu et assez de recueillement pour ne pas être un agité. »

Il renchérit d'ailleurs volontiers sur son principe de sérénité consciente et préméditée.  A propos de panthères qu'on a tuées sur les terres du monastère :

 

« A mon avis, écrit-il, un missionnaire fait mieux de mourir sous la dent d'une panthère ou d'être réduit en cendres par des assassins, ou de recevoir une balle au cours d'une rencontre avec des brigands, que de mourir dans son lit après avoir mijoté de longs mois dans les cataplasmes. » (15 janvier 1938)

 

De telles réflexions sont d'ailleurs parfaitement pertinentes :

 

« Ici, lit-on quelques lignes plus loin, les brigands abondent.  A 30 km, au marché de la région, il y a une troupe de mille brigands armés de mitrailleuses et de canons ; ils occupent la ville depuis plus d'un mois et rançonnent la région.  Beaucoup de religieux ont leur fusil à portée de la main en dormant.  Pour moi, je suis chargé de défendre un secteur de 60 mètres.  On fera peut-être le coup de feu mais le monastère semble bien imprenable. »

 

LE MASSACRE DE C'HENG-TING-FU

 

Que ce soit plus que sérieux, la preuve en est qu'on vient d'apprendre qu'un massacre a eu lieu le 9 octobre à C'heng-Ting-Fu, aux portes mêmes de N.-D. de Liesse, lors de la prise d'assaut de la ville par les Japonais : l'évêque, Mgr Schraven, cinq prêtres, trois laïcs, tous européens, ont été surpris le soir par une troupe de soldats pillards à la résidence épiscopale ; on les a, hissés sur une automobile, conduits à un kilomètre dans un terrain vague et lardés de coups de couteau avant de les brûler ensemble.  Un Père trappiste, qui avait cru bien faire de se réfugier chez l'évêque, a péri avec les autres.  C'était le confesseur du Père Jean-Marie.  Au monastère rien ne s'est passé.  Nous ne pouvons, faute de place, reproduire ici la description de détail de cette horrible tuerie.

 

« Vous voyez, conclut le P. Struyven au terme de sa narration, si j'avais été à Liesse et si les portes de la ville n'avaient pas été fermées, vous auriez reçu dans une enveloppe quelques débris d'os, tout ce qui serait resté de ma pauvre personne.  Voilà comment passe la vie. » (15 janvier 1938)

 

De tels événements mettent à une sévère épreuve les assurances de la communauté de Yang-Kia-Ping, qui se sait semblablement exposée.

 

« Ici, note le P. Jean-Marie, c'est le calme avec de temps en temps une alerte.  On signale les brigands à 20 km.  Vite, fourbir les fusils, contrôler les cartouches.  Jusqu'à présent cependant nous n'avons pas eu à en faire usage.  Notre situation comporte des avantages et des inconvénients.  A cinquante kilomètres à la ronde, pas d'autorité constituée, pas d'impôt à payer.  On en prendrait facilement son parti, mais aussi pas de secours à espérer.  A chacun de se défendre soi-même.  Nous avons confiance dans le savoir-faire de nos généraux (j'en suis un) mais surtout dans la Sainte Vierge.  Le nombre de brigands augmente de jour en jour.  Quand ils ont razzié un village, il ne reste plus aux habitants qu'à se faire brigands à leur tour et à aller manger les grains des villages voisins pour ne pas mourir de faim.  Vous voyez qu'à cette allure on n'est pas près d'en être débarrassé. » (21 février 1938)

 

Quoi qu'il en fût, on ne parlait plus de renvoyer le P.Struyven à N.-D.

de Liesse.

 

 

NE PAS « S'EN FAIRE »

 

La guerre a d'ailleurs aussi ses alternatives.  Aux Pâques 1938, on entend dire que les Japonais évacuent. « Il se pourrait qu'ils s'en aillent plus vite qu'ils ne sont venus. » Cela veut dire en fait que le front de bataille se rapproche, mais pourquoi s'en inquiéter ? « Ici personne ne s'en fait.  On est habitué à ce branle-bas continuel. »

Ainsi, à peine ébranlée parfois dans sa quiétude volontaire, la communauté continuait d'être parfaitement régulière ; on n'y cessait pas pour si peu de s'abstraire du monde pour s'abandonner à Dieu.  C'est de cette période agitée que date une lettre du Père Jean-Marie à Sœur Laure où il développe lucidement tous ses arguments de théologie et d'expérience pour établir la supériorité de la vie contemplative sur la vie active. « Une âme vraiment contemplative vaut mille âmes ferventes. » Il se félicite d'ailleurs de se trouver à N.-D. de Consolation, parce que ce cadre se prête bien au genre de vie qu'il a choisi.

 

« Mes deux ans de séjour à Liesse n'étaient guère favorables.  Jeune fondation, étude du chinois, etc., etc... il y a une grande différence avec Consolation pour moi.  L'enjeu est tel qu'il ne convient pas, dans ces graves questions, de se contenter d'un à peu près. » (Pâques 1938) (1)[1]

 

On n'en continuait pas moins de vivre dans une complète insécurité matérielle.  Un facteur nouveau intervint d'ailleurs bientôt : la présence des communistes.

 

« Des guérillas, écrira le Père, occupaient le pays autour de Yang-Kia-Ping.  L'armée communiste, qui s'appelait à ce moment la huitième armée de route, petit à petit enrôla les guérillas dans . ses rangs, et, en 1938, s'instaura l'administration civile communiste.  Depuis lors le monastère resta entre deux feux.  Les Japonais périodiquement faisaient des incursions devant lesquelles s'écartaient les communistes et ils en profitaient pour brûler les villages et les récoltes des pauvres paysans. »

 

Divers incidents marquent cette période pour l'abbaye le plus grave se place en juillet 1939.  Le monastère avait ouvert ses portes sans résistance à une bande de 200 communistes ; ceux-ci soumirent plusieurs religieux chinois à la torture dans l'espoir de découvrir des armes qu'ils supposaient cachées.  Après une occupation de cinq jours et une fouille systématique, les communistes se retirèrent en emportant toutes les armes et les munitions.  Le « monastère-forteresse » était ainsi désarmé sans coup férir.  Néanmoins, note le Père, « pendant la guerre les communistes commirent relativement moins d'excès que lorsqu'ils se furent assuré un pouvoir absolu.  Ils ne tenaient pas alors à compliquer la situation en ameutant la population contre eux ».

Ce jeu de va-et-vient devait durer sept ans, de 1938 à 1945.

Parmi ces vicissitudes, les communications étaient devenues très irrégulières.  Par périodes, la poste était suspendue pendant de longs mois.  Beaucoup de lettres se perdaient en route.  En France et en Belgique, la famille s'inquiétait de ne plus recevoir de nouvelles de Bernard.  Lui-même restait coupé de toutes relations avec l'Europe.  A certains moments, au contraire, des lettres longtemps retenues en route arrivaient en avalanche.  Bernard y répondait en s'étonnant qu'on eût tellement d'appréhension à son sujet.  Et toujours, nous en avons noté des échantillons, ses lettres respiraient une tranquille confiance.

Une chose, cependant, l'impressionnait.  Il commençait à s'apercevoir de la brièveté de la vie.

 

« Voilà le douzième Avent que je commence à la Trappe, note-t-il le 27 novembre l937.  C'est comme si c'était hier.  J'ai eu 40 ans il y a quinze jours. les cheveux grisonnent aux tempes, je suis presque un vieillard.  Il y a près de trente ans que Papa est mort et plus de vingt, depuis la mort de Maman... Que tout cela passe donc vite ! Vite encore un peu d'effort et nous serons dans notre éternité.  Allons, bon courage, mes chers tous, et à vous revoir tous bientôt en paradis. »

 

 

 

RETOUR A LIESSE

 

Cependant, le monastère de N.-D. de Liesse paraissait alors bénéficier d'une situation plus favorable le régime japonais faisait régner dans cette région une paix relative.  Tandis qu'à Yang-Kia-Ping, en 1940, «la condition du noviciat empirait ; les communications devenaient de plus en plus difficiles, une menace de conscription dans l'armée rouge pesait sur les jeunes, l'atmosphère d'insécurité devenait plus lourde à mesure qu'elle se prolongeait.  Il était question d'envoyer une partie des novices à N.-D. de Liesse. » Le P. Jean-Marie insistait en ce sens auprès des autorités de l'abbaye.  Décision fut prise dans des circonstances pénibles, alors que le P. Abbé, frappé de congestion le mercredi saint, avait recouvré, le jour de Pâques, une lueur de conscience.

C'est ainsi que les postulants de N.-D. de Consolation furent envoyés à Liesse.  Quarante jeunes religieux furent évacués.  La missive du P. Struyven se terminait ainsi :

 

« En juillet 1940, écrit-il, je quittai définitivement Yang-Kia-Ping afin de rédiger à Liesse les rapports qui allaient aboutir six mois après à l'érection de ce monastère en prieuré sui juris. »


SOUS LA TEMPETE

 

 

 

 

AU CAMP DE WEI-SHIEN

 

Le P. Struyven était heureux d'avoir repris le cours normal de la vie monastique, à, laquelle il tenait tant.  Hélas, des complications nouvelles l'attendaient.  La deuxième guerre européenne, déclarée depuis septembre 1939, allait bientôt prendre les proportions d'une guerre mondiale.  Le Japon ne devait pas tarder à y participer, en se rangeant du côté de l'Axe Berlin-Rome.  Dès lors, la situation devenait difficile, en Chine occupée, pour les ressortissants des pays qui étaient de l'autre côté.  Un moment vint où les .Japonais voulurent s'assurer de leur personne.  Sujet belge, le P. Struyven fut arrêté le 21 mars 1943 et envoyé au camp de concentration (de Wei-Shien (province de Chan-Tong).

Wei-Shien se trouve à quelque 300 km vers le sud-est de Pékin.  Le camp de concentration était installé à trois kilomètres de la ville dans les locaux et dépendances d'une grande mission protestante américaine, comprenant en temps normal hôpital et école.  Environ 1.800 nationaux des pays en guerre avec le Japon y furent rassemblés, Anglais et Américains, Canadiens, Hollandais, Belges ; pas de Français, l'armistice jouant en leur faveur.  Parmi eux quelque 400 missionnaires, religieux et religieuses, parmi lesquels sept évêques.  Bernard eut la bonne fortune d'y retrouver l'un de ses anciens camarades de l'Institut Sainte-Marie, Carlo Van Melckebeke, devenu évêque missionnaire.  Ils se remirent à fraterniser comme s'ils ne s'étaient jamais quittés  ([2]).

Le régime disciplinaire à Wei-Shien n'était pas draconien.  Les Japonais assuraient la garde extérieure du camp ; à l'intérieur les prisonniers s'organisaient à leur façon ; ils élisaient pour six mois les responsables des diverses fonctions.  Il y en avait notamment pour le maintien de l'ordre, pour le délassement, les occupations culturelles, le culte religieux.  Le P. Jean-Marie, ingénieur, demanda d'être affecté à l'atelier de réparations (repair-shop) où il fit, le forgeron, le soudeur, le mécanicien, en compagnie d'un évêque anglican, homme jovial, qui pratiquait la menuiserie.  Ils étaient installés ensemble le long des murs extérieurs du domaine, dans un petit bâtiment à part.

 

« Vêtu d'un pantalon chinois et d'une chemise faisant office de .veston, écrit Mgr Van Melckebeke, le Père Jean-Marie régna en maître dans la forge et à longueur de journées transforma des boîtes à conserves en casseroles, souda des bouilloires, répara les tuyaux de la salle des douches et les pelles des jardiniers. »

 

Les anciens compagnons du P. Jean-Marie à Wei-Shien parlent volontiers de sa douceur, de sa bonté, de sa gentillesse.  Il s'efforçait de concilier, dans la, mesure du possible, cette vie de détention avec les pratiques cisterciennes ordinaires, notamment pour l'heure du lever.  L'alimentation n'était guère suffisante ,au camp et la corpulence du Père n'y trouvait pas son compte : il souffrit réellement de la faim et ses compagnons s'ingénièrent à lui procurer quelques suppléments.  Ces privations ne l'empêchaient cependant pas de faire montre de sa vigueur.  Comme un jour il lui était arrivé de casser une enclume, un surnom lui fut décerné : marteau d'acier (Father steel-hammer).

Les Pères catholiques s'étaient rendus d'ailleurs très sympathiques parmi leurs co-internés.  Ils s'ingéniaient à leur rendre des services de tout genre et leur débrouillardise inspirait d'inestimables trouvailles.  Ils furent de ceux qui organisèrent le plus habilement le marché noir, par-dessus les murs de clôture, avec les paysans des environs ; leur intention était de procurer le nécessaire aux plus affamés des internés, surtout aux malades, aux mères de famille et aux enfants.  Tant qu'ils demeurèrent -tu camp, le moral y était élevé et, malgré tout, la bonne humeur y régnait . ([3])

 

A PÉKIN

 

Cette détention ne se prolongea cependant guère.  C'est à la Saint-Joseph, le 19 mars 1943, qu'avait commencé la concentration des étrangers.  Grâce à l'intervention du délégué apostolique, Mgr Zanin, tous les prêtres et religieux du camp de Wei-Shien furent transférés à Pékin dès la mi-août.  C'était pour être à nouveau internés, mais dans un établissement catholique, la maison d'études des Pères Franciscains de Fang-Tsi-T'ang.  Le régime y était moins rigoureux qu'à Wei-Shien et les internés pouvaient obtenir la permission de sortir « sur parole » pour des motifs sérieux.  C'est ainsi que le P. Struyven put notamment gagner un jour la maison des Jésuites de Chabanel pour y donner les exercices d'une récollection.  Les auditeurs ont souvenance qu'il y parla pendant près d'une heure « ex abundantia cordis ».

Cette situation devait durer jusqu'à la fin de la guerre mondiale.  De ces loisirs forcés, dans le voisinage de Pékin, le P. Struyven chercha à tirer un parti utile.  Les relations qu'il se faisait lui permirent, en portant une nouvelle fois en avant l'agronome, de fonder et d'établir solidement une Association Agricole Catholique.  Cette initiative ne manqua pas de succès: une douzaine d'évêques s'y intéressèrent activement.

Ainsi vint l'heure de l'effondrement du Japon.  La capitulation eut lieu le 15 août 1945.  Pour quitter Pékin, il eût normalement fallu attendre l'autorisation des autorités militaires.  Le P. Jean-Marie n'hésita pas à regagner aussitôt N.-D. de Liesse.

 

A LIESSE

 

Hélas ! cette libération ne devait pas marquer pour les monastères de Chine le terme des difficultés ; les pires tribulations, au contraire, allaient commencer pour eux.  La fin de l'occupation japonaise ouvrait la guerre civile entre nationalistes et communistes.

A Liesse, l'année 1946 se passe cependant assez normalement.  Le 31 août Bernard mande aux « chers Tous » : « Ici tout est calme (en Chine, ce calme est toujours relatif).  L'armée nationaliste occupe les voies de communications et les grands centres.  Les communistes tiennent le reste. » Une pénible nouvelle vient d'autre part de lui parvenir d'Europe : sa sœur Marie-Rose (Sœur Laure) a été rappelée à Dieu le 19 juillet.  Il en est vivement ému. « C'est la mort sans phrases, ni pompe, écrit-il, comme je me la figurais de sa part.  C'était une âme de vie intérieure profonde. mûre pour le Ciel. »

Au surplus, la vie monastique suit son cours.  Dès la fin de l'année 1940, les religieux venus de N.-D. de Consolation avaient réintégré leur abbaye à la suite d'une visite régulière.  Le P. Jean-Marie continue à s'occuper des novices convers et l'attention de l'agronome demeure en éveil.  Il demande encore en Europe des échantillons de semences de blé.  Cependant, l' économie de la Chine est terriblement troublée, l'inflation atteint 1/15.000. Le clergé chinois est dans la misère.  On se soucie à Liesse de recevoir des intentions de messe.

 

LES COMMUNISTES A NOTRE-DAME DE CONSOLATION

 

Nous voici en 1947.  Tournant dramatique dans l'histoire des fondations cisterciennes en Chine.

Les communistes avaient dès lors établi, solidement leur pouvoir dans la région où se trouvait N.-D. de Consolation.  Pour faire disparaître les établissements catholiques, ils se mettaient à procéder suivant le système qui maintenant est de notoriété universelle, mais qui faisait en ce moment ses premières expériences : ils montaient contre eux une parodie de procès populaire.

Dès le mois d'avril de cette année, les habitants d'une quinzaine de villages environnant l'abbaye sont convoqués à de fréquentes réunions au cours desquelles les dirigeants communistes cherchent à les soulever contre les moines.  Le 7 juillet commence la période d'accusation publique.  Une foule de 3.000 personnes envahit le monastère et se met à le piller de fond en comble.  Les bâtiments sont mis sous la garde de miliciens locaux et les moines sont dès lors internés chez eux.  Vers le 22 juillet a lieu la dernière séance d'accusation, qui se déroule dans l'église même de l'abbaye, sous la direction du leader communiste Ly-T'oei-Che, un véritable forcené, dévoré de haine contre la religion. catholique.  C'est une scène renouvelée de la Passion du Sauveur, jusqu'aux cris de la population réclamant la mort des accusés.  Les principaux inculpés sont mis aux fers et traités comme des criminels ; le reste de la communauté est consignée dans une partie des bâtiments.  Et les interrogatoires particuliers continuent à se dérouler les jours suivants, avec une rigueur inexorable.

 

LA DESTRUCTION - MARCHE A LA MORT

 

A l'annonce de ces événements, l'émotion fut vive à Pékin et à Nankin. Le général nationaliste Fu-Tao-Yi envoya des troupes pour secourir la Trappe.  Des positions qu'elles occupaient le long du chemin de fer qui relie Pékin à la Mongolie, ces troupes n'avaient qu'une trentaine de kilomètres à parcourir pour atteindre Yang-Kia-Ping.  Vers le 15 août se produisit une première incursion des nationalistes.  Ly-T'oei-Che ordonna à ce moment l'évacuation des prisonniers, qui furent emmenés.  Trois frères convers déjà ,âgés moururent au bout de très peu de temps.  Cependant, les nationalistes s'étant repliés sur leurs positions, Ly-T'oei-Che en profita pour réintégrer le monastère avec ses prisonniers.  Vers le 28 août les nationalistes firent une nouvelle incursion et le monastère fut évacué une seconde fois.  C'est alors que se produisit un désastre irréparable : le monastère fut incendié et détruit complètement.  Par qui ? La question n'est pas tout à fait tirée au clair.  On crut longtemps que cette destruction était l’œuvre des communistes.  D'après les témoignages d'habitants du voisinage, recueillis plus tard, il semblerait que les nationalistes en fussent responsables.  Le P. Struyven avait fini par pencher en faveur de cette dernière version.

Quoi qu'il en fût, l'abbaye n'existait plus.  Le chef communiste emmena donc une seconde fois ses prisonniers, pour leur faire atteindre une base située à une cinquantaine de kilomètres, Mon-Kia-Schwang.  Ce fut une véritable marche à la mort.  Epuisés par les privations, les religieux étaient réduits à un état de faiblesse extrême.  Par surcroît, à chaque étape de ce parcours exténuant à travers les montagnes recommençaient les interrogatoires, appuyés de tortures.  Pères et Frères tombaient à la file en cours de route.  Cette expédition dura quinze jours.

Dans les derniers jours de septembre, par suite de la pénurie de vivres et de toutes choses, les communistes commencèrent à licencier l'une des deux sections qui opéraient sous la direction de Ly-T'oei-Che.  Trente-cinq religieux, tous minorés ou convers, sauf un seul prêtre malade, furent ainsi libérés, non sans avoir été contraints au préalable d'accuser copieusement d'impérialisme et d'esprit réactionnaire leurs anciens supérieurs retournés en France. On les avertit qu'ils seraient suivis et punis de mort s'ils ralliaient la cathédrale de Pékin ou s'ils se remettaient en communauté.  Ces libérés n'étaient pas pour autant sauvés.  Parmi eux, cinq devaient encore mourir d'épuisement sur le chemin du retour.

Tous n'avaient d'ailleurs pas été libérés.  Restaient entre les mains des communistes 24 religieux parmi lesquels 13 prêtres.  Ly-T'oei-Che et ses séides « s'acharnèrent sur ces malheureuses victimes avec une brutalité sans exemple, à tel point qu'un tiers seulement survivra ». Le 28 janvier six religieux seront exécutés à la suite d'un simulacre de « jugement populaire », à proximité de Yang-Kia-Ping.

Le martyre de N.-D. de Consolation était ainsi accompli : trente-trois religieux avaient péri, y compris le supérieur, le prieur, le sous-prieur et onze autres prêtres.  Quatre prêtres seule-ment sur dix-huit devaient survivre à cette affreuse tourmente.

Une certaine accalmie se produisit ensuite, par l'effet de mesures d'ordre général prises dans le courant de janvier 1948 par les autorités communistes centrales.  La persécution contre les chrétiens devait se ralentir jusqu'en 1950.

Si nous avons relaté ici en substance la terrible épreuve subie par la communauté de Yang-Kia-Ping, c'est que ces événements ne sont pas sans relation avec les activités du P. Struyven.  Sans doute n'en fut-il ni victime, ni témoin direct, mais ils expliquent toute la suite de son séjour en Chine.

 

 

AU SZECHWAN

 

Nous avons laissé le P. Jean-Marie au prieuré de N.-D. de Liesse.  Or, au cours de l'été de cette même année 1947, le cours pris par la guerre civile répand une insécurité totale dans une grande partie de la Chine.  Le monastère de N.-D. de Consolation est détruit.  Qu'adviendra-t-il de celui de Liesse ? Le danger est désormais trop grand pour qu'on s'en tienne aux mesures de précaution ordinaires.

Le P. Jean-Marie recommande le transfert pur et simple de la communauté à très grande distance, dans une région de l'intérieur, demeurée en dehors des remous sanglants de la guerre civile et qui sans doute ne les connaîtra pas : au Szechwan, dans le centre-ouest de la Chine.

Il se montre expéditif : quelques télégrammes, un voyage ou deux en avion et le P. Jean-Marie obtient d'un évêque, aux environs clé Cheng-Tou, la possession d'un domaine

Il y prend toutes les dispositions indispensables à la réinstallation, fût-ce dans des conditions rudimentaires, de la communauté ([4])

Certes, c'est de l'improvisation. « Le monastère, écrit-il, est construit en planches et bambous, pas un clou, ni une vitre. Mais c'est à peine si en hiver il y a une petite gelée blanche le matin.  Le climat est semi-tropical. » On y cultive le riz, le thé, la canne à sucre et l'évêque a donné aux moines 49 hectares de bonne terre.  Dans ces conditions leur subsistance est assurée.

Le P. Jean-Marie est heureux d'avoir accompli sa mission. « J'ai senti la main de la divine Providence qui m'a guidé pas à pas, écrit-il de Sintuksien ; l'ordre cistercien est sauvé en Chine. » Il attend sur place l'essaim cistercien qui, par la voie des airs, est arrivé en septembre à Pékin. « Quarante religieux annonce-t-il en Europe, se sont embarqués sur le fleuve bleu Yang-Tse-Kiang et ont quitté Shangaï le 8 octobre.  Ils arriveront ici le 25.  Tout est prêt pour les recevoir. » (15 octobre 1947)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A PEKIN

 

 

 

 

UNE COMMUNAUTÉ DE RESCAPÉS

 

Or, à la fin octobre 1947, les premiers rescapés de N.-D. de Consolation arrivèrent à Pékin.  Ils y furent accueillis par le prieur dès Bénédictins américains.  A la fin novembre, la communauté cistercienne atteignait presque la vingtaine.  Qu'allait-elle devenir ? C'est ici qi@ie les conséquences des événements clé Yang-Kia-Ping renouent avec l'histoire du P. Struyven.

Nous lui laisserons la parole pour conter toute la suite de cette histoire.

« Le Révérend Père Dom Paulin Lee, Prieur de N.-D. de Liesse, écrit le P. Jean-Marie dans son rapport général, était resté à Pékin plusieurs mois après le passage de ses religieux à l'effet d'évacuer par avion les vaches du monastère et la récolte de coton qui se chiffrait à 80.000 livres.  Il y était lorsque les premiers religieux libérés de N.-D. de Consolation arrivèrent ; il se préoccupa .-,aussitôt de leur avenir.  Vers le 15 novembre, il m'écrivit au Szechwan de rechercher et préparer un refuge pour ces pauvres religieux.  J'étais déjà sur place depuis trois mois.

« Vers la fin du mois, au retour d'un de ces voyages de reconnaissance, je reçus un télégramme de Mgr Riberi, Internonce apostolique en Chine, ainsi conçu : « Rentrez d'urgence à Pékin ». Bien que dans la matinée j'eusse fait une marche de 35 kilomètres, je me remis immédiatement en route pour parcourir les 17 kilomètres qui me séparaient de Chengtu, la capitale du Szechwan, importante province qui compte plus de cinquante millions d'habitants.  Le soir même, je réservais ma place sur le premier avion en partance.

« Le 27 novembre, après avoir parcouru 2.500 kilomètres en huit heures de vol, j'atterrissais à Pékin.  Une fois arrivé, j'appris le motif du télégramme.  Monseigneur l'internonce, voulant à tout prix renflouer le monastère désemparé après tant d'épreuves, me chargeait de regrouper la communauté ([5]) éparse autour du noyau déjà rassemblé à Pékin.  Afin d'assurer ce projet, il apportait son aide financière pour l'achat d'une laiterie sise à l'intérieur des murs de la ville.  Elle appartenait à, la famille du général Horvath, un intime du tsar Nicolas Il.  Devant la vague communiste qui approchait, ces Russes, perpétuels émigrants, fuyaient en Amérique.  Cette laiterie comprenait une cinquantaine de vaches laitières et deux séries de bâtiments mal entretenus, distants entre eux d'un kilomètre.  La superficie totale des deux fermes n'atteignait pas un hectare.  L'acte d'achat devait être signé deux jours après mon arrivée, le 30 novembre, et le lendemain je devais assumer la direction des affaires.

« La situation était des plus noires.  Pékin ne constituait qu'un faible îlot de résistance, entouré à moins de 20 kilomètres par les guérillas rouges.  Là-bas, en Mandchourie, s'accumulaient les nuages qui faisaient prévoir une tempête prochaine.  La communauté était à l'état squelettique, aucun prêtre n'avait été libéré ; au contraire, la liste des morts s'allongeait tous les jours.  Jamais, pendant ces jours sombres, je n'ai perdu courage, ayant une confiance éperdue en Dieu qui, m'ayant donné la charge, me donnerait , aussi les moyens pour la mener à bonne fin ».

A la fin décembre les religieux étaient installés, vaille que vaille, dans les fermes qui allaient leur tenir lieu de monastère.  L'esprit de communauté commençait à se réveiller en eux, mais bien des questions se posaient.

« La pénurie de prêtres se faisait cruellement sentir.  Heureusement, la plupart des scolastiques n'avaient pas été tués.  Dès que je pus me procurer les quelques livres et manuels nécessaires, c'est-à-dire vers la mi-décembre, je recommençai l'enseignement de la philosophie et de la théologie.  Vers la fin de janvier 1948, je reçus confirmation de ma charge de la part des autorités cisterciennes avec le titre de Supérieur délégué provisoire.  J'en profitai aussitôt pour recevoir la profession solennelle du Père Benoît Wang, futur supérieur, et le faire avancer aux ordres majeurs.  Avant la fin de l'année, trois autres ordinations sacerdotales et le retour des captifs portèrent le nombre des prêtres à neuf.  Le monastère était sauvé »

 

 

 

LAITERIE ou TRAPPE ?

 

Mais, la laiterie ne tournait pas rond.  L'affaire dont les trappistes reprenaient la succession n'était guère brillante.  Les religieux, laitiers improvisés, ne parvenaient pas à suppléer par leur bonne volonté le manque d'expérience.

« Les résultats financiers de l'affaire, pendant le premier mois, furent négatifs.  Sans les secours en nature fournis pendant ce mois par le Catholic Welfare Committee, nous n'aurions pas pu vivre.  En prévision des événements qu'on sentait venir, il fallait de toute nécessité asseoir le temporel sur une base solide.  Tous les jours, de 9 heures du matin à 5 heures du soir, je me transformais en businessman.  Les fermes ne produisaient rien, pas même un brin d'herbe.  Il fallait tout acheter alors que l'inflation atteignait 300 % par mois.  En même temps, il fallait assurer la vente de tout le lait produit, à un prix rémunérateur.  Dès le nouvel an 1948, une fromagerie fut adjointe à la laiterie.  Nous devions tout fabriquer de nos mains, depuis la présure et les cuves à emprésurer jusqu'aux presses et caves de fermentation.  Notre « Trappist Cheese » connut une grande vogue parmi la colonie européenne.  Aussi l'affaire ne tarda-t-elle pas à prospérer.

« Le dimanche de Quasimodo, 4 avril 1948, deux visiteurs spécialement députés par le Chapitre Général de 1947 atterrissaient à Pékin.  C'étaient les Révérends Pères Dom Benoît Morvan, abbé de N.-D. du Phare au Japon, et Dom Joseph Maruis, abbé de Bricquebec.

« Bonne laiterie, piètre Trappe » telle fut la première impression des visiteurs.  En vérité, cette laiterie-monastère ne ressemblait guère à un couvent de contemplatifs.  Pas d'offices en commun.  Nous possédions en tout deux bréviaires.  Force nous était de le réciter à tour de rôle en commençant à deux heures du matin. »

Sous le coup de cette impression, les Visiteurs canoniques penchaient vers la suppression de la communauté de N.-D. de Consolation et sa fusion avec celle de N.-D. de Liesse, mais le Père Struyven avait reçu, par l'entremise de l'Internonce, les consignes de la Sacrée Congrégation de la Propagande « tenir à tout prix » - Il soumit les vues des Pères Visiteurs au Chapître conventuel : les religieux furent unanimes à se prononcer en faveur du maintien de leur monastère.  Les Visiteurs renoncèrent à leur projet.

La vie conventuelle ne tarda d'ailleurs pas à se régulariser.  A l'arrivée d'un lot de bréviaires, en juin, l'office choral fut repris après une interruption de onze mois.  Une chapelle de 12 mètres sur 6 fut aménagée.  La reprise du chœur entraînait avec elle la restauration des noviciats... « L'affluence des novices, écrit le Père Supérieur, devint bientôt telle que notre modeste chapelle pouvait à peine les contenir le dimanche ».

 

 

FUIR ENCORE ?

 

On était loin, cependant, d'une situation stable.  En août 1948 la situation militaire en Mandchourie tournait à la débâcle des nationalistes.  Les communistes se rapprochaient dangereusement de Pékin.  Selon toutes les prévisions, la grande ville allait bientôt tomber en leur pouvoir.  Un problème crucial se posait de nouveau à la communauté cistercienne déjà si malmenée : « Fallait-il fuir devant l'avance des persécuteurs ou affronter une seconde fois le communisme ? » Les religieux avaient tous -tellement souffert que pour eux il ne restait aucun doute.  Mais le supérieur a l'obligation de s'élever jusqu'aux intérêts généraux de l'Eglise, dont il doit tenir compte dans les décisions à prendre... « Je sentais vivement, continue Dom Struyven, combien était grave d'user de mes pouvoirs contre l'avis unanime de la communauté et cela en une matière où la vie même des religieux était en jeu.  Cependant, devant Dieu, je voyais en toute évidence qu'il fallait rester à Pékin.  La vie surnaturelle est une vie de foi qui ne se transmet que par voie de témoignage.  Quel témoignage plus probant que celui du sang ! Si Dieu ne nous demandait pas cette suprême preuve d'amour, du moins, par notre présence au moment du danger, nous pourrions encore témoigner du Christ.  Le Souverain Pontife, Pi,e XII, répétait aux évêques de Chine qui lui demandaient des directives : « Eritis mihi testes ». D'ailleurs, la grande majorité des missionnaires, des prêtres chinois et des communautés religieuses ne bronchèrent pas devant le péril imminent. »

« J'avais pitié des religieux.  Plusieurs n'avaient pas encore rejoint notre refuge, certains n'échapperaient de prison qu'en novembre suivant.  Leur imagination était encore obsédée par l'horreur des atrocités toutes récentes qu'ils avaient subies.  Leur demander d'affronter à nouveau le communisme, c'était leur demander l'héroïsme.  Je, ne pouvais le leur imposer.  Aussi, dès le mois d'août, je leur fis part de l'imminence et de la certitude de la venue des communistes à Pékin et leur dis que moi, le supérieur, et la communauté en tant que telle, resterions sur place.  Mais comme je comprenais très bien ce que cette décision avait de dur pour eux, je leur donnai toute latitude pour fuir n'importe où. Ils auraient la permission et les moyens financiers de le faire.  J'ajoutai : « Sachez bien que si vous fuyiez, ce serait par peur.  Votre devoir, quelque dur qu'il soit, est de rester au milieu de l'Eglise de Chine dont vous êtes les membres ». Au début, la majorité des religieux accepta de rester avec moi.  Plusieurs demandèrent d'aller au Szechwan rejoindre le refuge de N.-D. de Liesse.  Nous étant informé par télégramme des conditions locales, Ia réponse ne fut pas très rassurante.  Aussi, devant l'insécurité générale, ils préférèrent rester avec leurs frères ».

Il était bon, semble-t-il, de rendre directement la parole au P. Struyven pour relater l'angoissant débat de conscience où sa pitié humaine et son affection confraternelle étaient aux prises avec un sens très aigu de ses responsabilités devant l'Église.

En septembre suivant, l'Internonce vint à Pékin et approuva son attitude.  Le Père Struyven devait trouver en lui, jusqu'à la fin, tout l'appui canonique qu'il désirait.

 

 

PRISE DE PÉKIN

 

Les Rouges se rapprochant toujours, le monastère prit la précaution de licencier son personnel salarié.  A partir de ce moment, « les religieux durent donc livrer le lait tous les matins de l'année, par tous les temps, qu'il pleuve ou qu'il vente.  La ville était divisée en une dizaine de secteurs.  La, tournée se faisait sur une bicyclette chargée de 70 à 100 bouteilles.  Elle durait deux ou trois heures selon l'éloignement du secteur ».

« A cette occasion, continue le Père Supérieur, l'habit religieux, qui avait été repris en suite de la visite régulière d'avril précédent, fut de nouveau déposé et cette fois définitivement.  D'ailleurs, je ne tenais nullement à provoquer les communistes.  Ayant une responsabilité écrasante vis-à-vis du monastère et des religieux, j'étais prêt à tout concéder sur le terrain social pourvu que nous puissions rester en communauté ».

« En novembre, tout empira encore.  Les troupes de Lin Piao, après avoir conquis la Mandchourie, approchaient à marches forcées.  Le siège de Pékin à bref délai était à prévoir.  Les vivres se faisaient rares.  Les consuls des Puissances étrangères pressaient leurs nationaux d'évacuer sans délai.  Au début de décembre, j'allai à Tientsin pour trente-six heures, voulant profiter du dernier bateau d'évacuation pour sauver une partie du patrimoine de la communauté.  Hélas ! le retour fut impossible et je restai bloqué dans ce port pendant un mois et demi, toute la durée du siège.  Pendant ce temps, la communauté, dont l'effectif s'élevait entre 40 et 50 membres, resta sous la direction du prieur, le Père Benoît-Joseph.  Les événements s'étaient précipités à une telle cadence qu'ils avaient créé une vague de panique à Pékin.  Les religieux vendirent une partie du cheptel pour réserver un avion qui les aurait conduits à Yunnanfu dans la Chine du sud.  Il était trop tard, l'avion ne vint pas.

« A la fin du siège de Pékin, le 27 janvier 1949, je pus sauter les lignes et rejoindre la communauté. le premier février, l'armée communiste de Lin Piao faisait son entrée triomphale dans l'ancienne capitale.  Le dimanche qui suivit, je fis chanter au salut un motet pour la, prospérité du nouveau gouvernement de fait, en disant sans plus ample commentaire que les apôtres avaient prié et fait prier pour Néron.  Depuis, je me suis toujours abstenu de parler de politique en public.  D'ailleurs, en Chine, la distinction entre gouvernement de facto et de jure n'existe pas.  Tous les régimes se sont établis et maintenus par la force ».

 

SUR LE QUI VIVE

 

Pékin resta sous l'administration militaire, dans une suffisante tranquillité, jusqu'au 1er  octobre 1949.  A cette date entra en fonctions le gouvernement « populaire ». En 1950 la situation internationale se gâta.  Les Nations Unies résistaient à l'agression communiste en Corée.  L'événement ne pouvait manquer de retentir sur l'administration de la laiterie-monastère.

« Au début, écrit le Père Struyven, je m'étais mis en avant, croyant pouvoir compter sur la protection des ambassades.  Par suite du tour aigu que prenaient les affaires d'Extrême-Orient, ma présence même dans le monastère devenait plus dangereuse qu'utile.  Je préparai donc un successeur et attendis une occasion propice pour démissionner. » Des incidents ne tardèrent pas à se produire.  Un procès tout tissé d'une satanique malice fut intenté au Père par le gérant d'une ferme d'Etat à propos d'une vente de porcs par la laiterie.  L'assurance du Père devant le tribunal lui valut gain de cause.  Mais il était signalé.

En décembre 1950 s'ouvrit par une campagne de presse une offensive contre l'Eglise sur le thème de la « triple indépendance », c'est-à-dire l'autonomie de l'Eglise chinoise, sous les trois aspects du financement, du gouvernement et de la propagation.  Les autorités communistes, Chou-En-Lai en tête, commencèrent à faire pression sur les catholiques.  Or, la triple indépendance pouvait trouver une interprétation acceptable pour la conscience catholique.  Plusieurs chefs de diocèse prirent une attitude expectante.

Mais en ce qui concernait les « missionnaires étrangers qui étaient nationalistes », selon un propos de Chou En-Lai, la menace d'expulsion était formelle.  On pouvait prévoir sous quel couvert juridique elle frapperait Dom Struyven.  Une loi nouvelle avait été émise sur l'enregistrement des associations.

« Au début de février 1951, note le R.P. Jean-Marie, j'acquis la certitude qu'elle s'appliquerait à notre laiterie monastère.  Je résolus de démissionner immédiatement.  Comme j'étais en ce moment à la fois Supérieur ad nutum et Père-immédiat délégué de N.-D. de Consolation, j'acceptait sur-le-champ ma propre démission.  Cette anomalie juridique m'épargna la prison et la dispersion de la communauté.  Les religieux étaient en retraite.  A la fin du sermon de clôture j'annonçai ma démission et la nomination du Révérend Père Benoît Wang comme mon successeur ».

 

« Je réunis, aussitôt après, le conseil d'entreprise dont les membres s'identifiaient avec ceux du Chapitre conventuel.  Sur-le-champ et à l'unanimité (ainsi qu'il convient en régime de démocratie populaire), le conseil vota et signa une motion me retirant les fonctions de directeur de la laiterie tout en me donnant quittance pour l'administration passée.  La motion m'invitait aussi à quitter la laiterie à bref délai et désignait à ma place M. Wang Benoît.

« Muni de cette pièce, j'allai à la police, qui approuva pleinement l'attitude des religieux à mon égard et m'accorda la faveur de me retirer chez les Jésuites.  La même pièce fut présentée au bureau du cadastre pour la mutation des titres de propriété au nom des religieux chinois.  Le préposé au cadastre accepta la demande de mutation en louant les religieux : « C'est une gloire pour vous et pour la Chine, dit-il, d'avoir dépouillé ainsi un Européen ».

« A la fin du mois de mars, les religieux durent, conformément à la loi, enregistrer le monastère-laiterie.  La triple indépendance y était parfaitement réalisée.  Mon rôle passé y créait encore quelques difficultés qui furent aplanies sur présentation de la fameuse pièce.  Ayant été le premier supérieur à démissionner, je m'étais acquis la réputation de n'être pas impérialiste. »

 

LES ACCUSATIONS  SE DECHAINENT

 

Courte détente ! Au début d'avril le gouvernement rompit brusquement les négociations qu'il avait engagées avec les autorités ecclésiastiques au sujet de la triple indépendance.  On pouvait dès lors s'attendre au pire.

« Les accusations publiques commencèrent.  Personnellement, j'étais vulnérable à un double point de vue, comme ancien supérieur religieux et comme ex-directeur d'une laiterie.  Un ancien postulant, sorti de l'ordre quelque dix ans auparavant, fut chargé de m'attaquer sur le plan religieux.  D'une voix larmoyante, il raconta pour Radio-Pékin les atrocités qui se commettaient à la Trappe : « Il y a des jours, disait-il, où on ne peut pas manger à sa faim.  Parfois on ne reçoit rien à manger, il faut mendier sa portion ; d'autres fois, il faut s'étendre sur le pas de la porte au réfectoire et être foulé aux pieds par ceux qui en sortent ». Les vieux chrétiens comprenaient qu'il s'agissait des jours de jeûne ou de menues pratiques d'humilité en usage dans toute communauté religieuse.  Mais les païens et les nouveaux chrétiens furent véritablement scandalisés de notre barbarie.  Comme homme d'affaires, je fus accusé de trafic de devises.  D'après Radio-Pékin, j'aurais fait passer des sommes colossales en Amérique, à tel point que je n'avais plus à travailler pour vivre.  Certains accusateurs venaient me voir en cachette pour me dire sous quelle pression ils parlaient.  J'avais la police à mes trousses, on inspectait ce que je mangeais, on faisait brusquement irruption dans ma chambre pendant que j'étais au lit.  Les policiers m'obligèrent aussi à faire des confessions spontanées ; un jour même, j'en eus deux à faire ».

Peu après, les communistes s'en prirent au représentant du Pape.  Avec le concours de certaines hautes personnalités catholiques commença à circuler une pétition en faveur de l'expulsion de l'Internonce.  Une partie du clergé se montrait hésitante.  De crainte que la conscience des trappistes n'en fût troublée, le Père Struyven crut devoir user des pouvoirs qu'il détenait encore.

« Bien que je fusse moi-même en mauvaise posture, je ne pouvais pas hésiter un instant.  Le premier devoir d'un supérieur ayant charge d'âmes n'est-il pas d'enseigner la vérité ? Or, quand est-elle plus nécessaire qu'en périodes de troubles, pendant lesquelles la conscience se déforme si facilement ? Le lendemain, de bon matin, je me rendis donc à la laiterie-monastère et fulminai avec la pleine autorité de l'Ordre l'excommunication contre tout religieux qui oserait coopérer de quelque manière que ce soit à l'expulsion de l'internonce ».

La situation devenait de plus en plus critique pour les institutions religieuses. « Les arrestations semblaient imminentes.  Dans ces conditions, le maintien du noviciat devenait imprudent ; j'en conseillai le licenciement au Révérend Père Supérieur.  Les deux noviciats contenaient au total environ 25 novices et postulants ; ils furent tous licenciés au mois de mai ».

 

 

L'EUROPÉEN IMPÉRIALISTE

 

« Les mailles de la police se resserraient autour de moi, les pièces du procès, confessions spontanées et accusations publiques, s'accumulaient.  Mais une pièce maîtresse manquait encore.  J'avais été supérieur ; pour que mon influence passée fût neutralisée il fallait que mes subordonnés d'hier me renient et m'accusent.  Les communistes firent donc longuement pression sur les religieux pendant les mois d'avril et de mai.  A la fin de mai, le commissaire de Pékin 3è district vint en personne à notre monastère-laiterie pour exiger des accusations.  Le Père Théophane en était le porte-parole de la communauté.  Le dialogue entre lui et le commissaire s'établit comme suit :

- « Vous devez accuser l'Européen ».

- « Il y a de bons Européens comme il y en a de mauvais.  Notre Européen est un brave homme ».

- « Non, il est impérialiste ».

- « Chou-En-Lai lui-même a reconnu qu'il y avait des Européens non impérialistes ». C'était une allusion , au discours du 17 janvier.

« Il. ne s'agit pas de cela.  Chou-En-Lai ne sait pas ce qu'il raconte, tous les Européens sont impérialistes.  Il faut accuser ».

En ce moment, le Père Théophane se dressa dans toute sa fierté de prêtre du Seigneur et dit :

- « Tuez-nous, mais jamais nous n'accuserons un Supérieur ».

« Le commissaire était furieux ; il vomît les pires menaces.  Puis il se calma et dit : « Votre cerveau n'est pas encore suffisamment lavé.  Voici des livres pour vos exercices de rééducation.  Je reviendrai ». Le Père Théophane le reconduisit en lui disant quelques mots de politesse

« Les religieux avaient eu le temps de se concerter pas un seul ne broncha.  Lorsque le commissaire revint, la réponse fut péremptoire et unanime, c'était le refus le plus formel.  De guerre lasse, le commissaire se retira.

« Pendant la bataille, j'avais conseillé au Révérend Père Dom Benoît et au Père Théophane de laisser faire une accusation bénigne contre moi, par exemple, que du temps où j'étais supérieur, la nourriture laissait à désirer, qu'on travaillait trop et dormait pas assez.  Les deux Pères s'y opposèrent avec la dernière énergie : « Nous perdrions la face », me dit Dom Benoît.

« Dans son véritable sens, la face désigne la conscience naturelle de l'homme.  Sa norme est la dignité humaine.  Perdre la face « tieou lien » a comme pendant « tieou jen » « perdre l'homme, perdre la dignité humaine».

« C'est ce culte de face qui rend l'extrême-oriental si attachant, surtout lorsqu'il est affiné encore par le sens chrétien.  C'est bien là ce qu'il y a de meilleur en Chine et c’est ce qui a produit la réponse sublime de Dom Benoît.  Il n'hésite pas à risquer la mort plutôt que de trahir d'un mot un ami; cela pour lui, c'est sauver la face. »

Cette, résistance morale était hautement courageuse, .lis on ne pouvait espérer que les communistes lâcheraient prise.

 

 

UN CILIMAT D'OBSESSION

 

« Pendant les mois de juin et juillet 1951, l'Eglise de Chine endura les douleurs de l'agonie ; ce fut sensible surtout à Pékin.  La presse atteignait le paroxysme de la violence.  Les imputations d'impérialisme et de réaction ne suffisaient plus.  Les journaux lancèrent de nouvelles accusations d'espionnage ,de sabotage et, pour nos pauvres religieuses, l'accusation odieuse de meurtre de milliers d'enfants.  Dom Benoît et moi, nous étions persuadés de notre arrestation imminente et avions pris toutes les dispositions possibles en vue de la dispersion de la communauté en petits groupes. La police enquêtait à la laiterie sur les relations qui subsistaient avec l'impérialiste.  Lorsque des religieux me rencontraient en public, nous faisions semblant de ne pas nous voir et s'ils devaient m'accompagner pour une course en ville, ils se tenaient à une distance respectueuse derrière moi pour ne pas être considérés comme les chiens-courants de l'étranger.  En privé, ils compensaient cette prescription par un redoublement de gentillesse et de marques d'affection.  J'ai noué aussi en ce moment d'excellentes amitiés avec des prêtres et des laïcs qui tenaient, en ces pénibles circonstances, à me témoigner une spéciale déférence.

« Petit à petit, la police réussit à restreindre presque complètement mes activités.  Le moindre acte que je posais était qualifié de sabotage.  Plusieurs fois, les policiers me dirent : « Vous n'avez plus de métier ; que restez-vous faire en Chine, si ce n'est saboter l’œuvre entreprise par le gouvernement populaire ? ». Résister à cette pression pouvait compromettre la communauté entièrement indigène.  Sur l'avis de mes conseillers naturels, je signai, le 21 juillet, mon départ volontaire ». Le P. Struyven fit en effet ses préparatifs ; il se disposait à s'embarquer à Tien-Tsin à la fin août.

Cependant, l'atmosphère devenait de plus en plus irrespirable.  Les communistes avaient l'art de créer un climat d'obsession.

« Le rosaire, continue le P. Struyven, et surtout la méditation des mystères joyeux et glorieux, nous était d'une grande consolation.  Certains jours, il m'était impossible de méditer les mystères douloureux, tellement j'étais écrasé par mes propres angoisses.  Le soir, le sommeil venait difficilement pendant ces nuits torrides de l'été à Pékin ; l'imagination s'affolait.  Ce qui était le plus redouté, c'étaient les interrogatoires interminables où on risque toujours de compromettre les autres.  Pour calmer son imagination, les motifs naturels ne suffisaient plus : on savait très bien que Ia réalité dépasserait toute imagination.  Seules des pensées de foi parvenaient à nous rassurer : « Ne craignez pas les interrogatoires.  A cette heure même, il vous sera inspiré ce qu'il faut répondre ». En fait, j'ai toujours joui pendant mes interrogatoires d'une parfaite lucidité d'esprit et d'une mémoire surprenante qui m'empêchait de me couper.

« Prévoyant le pire, il fallait à tout prix ne pas se laisser abattre ; aussi, le seul apostolat qui nous restait à pratiquer était celui de la bonne humeur.  Jamais les missionnaires de Pékin ne furent plus joyeux que pendant ces jours tragiques.  Le 24 juillet, nous avions organisé une excursion au Palais d'été, ancienne résidence de l'empereur.  Nous étions sept ou huit, tous grands criminels aux yeux des Rouges.  Celui qui avait la conscience la plus chargée était le bon Père Van Coillie, de Scheut.  Il avait reconnu, par écrit, avoir distribué en un an plus de 600.000 livres et tracts de religion, tous qualifiés de réactionnaires par le gouvernement.  Chaque tract distribué constituait un crime passable de mort.  De plus, il avait été directeur général de la Légion de Marie dans l'archidiocèse.  Comme nous partions, un des participants objecta que le ciel était couvert et qu'il valait mieux remettre la partie au lendemain. « Demain ? » fit le Père Van Coillie avec un geste expressif. Oui, nous étions encore libres, ce jour-là, il fallait en profiter.  Toute la journée, nous nous étions amusés comme des collégiens en vacances, nageant dans les étangs impériaux, faisant des courses de canots, parcourant des chemins pittoresques sous la conduite du Père Lebrun.

 

 

L'ORAGE ÉCLATE

 

« Le lendemain, l'orage éclata.  Près de quatre-vingts prêtres, tant chinois qu'européens, furent arrêtés avec un grand nombre d'autres étrangers.  C'était la rafle générale organisée de longue main.  Plus de 3.000 policiers opéraient en même temps, des jeeps sillonnaient la, ville, amenant les malheureux prisonniers menottes au poing, des camions transportaient le produit des perquisitions.  Les prisons regorgeaient, il fallait en constituer de nouvelles dans les plus grandes résidences missionnaires.  Pendant toute la nuit du 25 au 26 juillet, ce fut un va-et-vient continuel.

« Parmi les missionnaires européens, plus de la, moitié était sous les verrous.  Le 25 et le 26, je fus arrêté deux fois et finalement relâché ; je n'étais plus sur la liste.  Peu après, la campagne de presse diminua. pour tomber entièrement.  Je repris aussitôt ma liberté d'action, ce qui provoqua mon expulsion par les communistes de la résidence des Jésuites.

« A l'évêché, les prêtres diocésains subissaient le lavage du cerveau ; dans chaque paroisse, la police imposa un comité de réforme composé de la lie des chrétiens ; les principales églises de la ville réçurent une décoration rouge vif avec drapeaux et portraits des grands chefs ; le, prône dominical se terminait par un petit couplet en l'honneur de Staline et du Président Mao-Tse-Toung.  Les listes en faveur de l’expulsion de Monseigneur l'internonce furent publiées, elles contenaient 8.000 signatures sur les 25.000 chrétiens de Pékin ».

Que penser de cette proportion ?

La situation religieuse à Pékin était très confuse à ce moment. « Environ les deux tiers des catholiques de la capitale répugnaient à ce mélange de politique et de religion.  A, partir de ce moment, ils satisfirent à leurs devoirs religieux dans les nombreuses chapelles semi-publiques disséminées en ville.  Notamment, la colonie européenne et le personnel des ambassades ne voulurent plus suivre les offices à l'église Saint-Michel, paroisse du quartier des légations.  A partir d'octobre 1951, à la demande qui m'en était faite, je remplis les fonctions de chapelain consulaire. » ([6])

 

 

LA TRAPPE CONTINUE - EXPULSION DE  CHINE

 

« Les accusations contre moi étant classées, la communauté s'en trouva soulagée.  Dès le 1er  janvier 1952, elle ne fut plus soumise à l'enregistrement, ni à la surveillance de la police.  Pendant la campagne contre la corruption administrative qui sévit pendant les six premiers mois de 1952 , elle obtint une note élogieuse.  En 1952 encore, le monastère fut définitivement exempté d'impôts fonciers. en qualité d’église catholique s'étant mise en règle au point de vue des trois indépendances.

« Les religieux méritèrent également le premier prix d'hygiène de la ville.  Ils installèrent à la porterie un sas de désinfection, ce qui leur permit d'éviter beaucoup de visites importunes.  Enfin, le monastère fut reconnu comme une coopérative communiste idéale où chacun travaille en fonction de ses aptitudes et reçoit selon ses besoins.  La propriété est strictement collectiviste, on n'y distingue plus patrons et ouvriers, oppresseurs et opprimés.  En conséquence, les religieux furent exonérés de l'inscription syndicale et des frais qu’elle comporte.

« Après mon expulsion de la résidence des Jésuites, je devins aumônier d'un petit hôpital et d'une communauté de religieuses indigènes.  L'hôpital dont j'étais l'aumônier fut intégré au début de 1953 dans une organisation gouvernementale.  Le médecin-chef m'avait averti que je serais sous peu expulsé.  La seule alternative qui, me restait était de trouver logement dans une maison païenne.  La police prit les devants. Vers la mi-février 1953, elle me signifia que je devais quitter la Chine.  J'objectai que j'avais Ia charge d'un missionnaire nonagénaire, les policiers décidèrent sur-le-champ qu'il quitterait la Chine avec moi.  J'obtins quinze jours pour les préparatifs du voyage de mon compagnon ».

Le Père Jean-Marie a des entretiens, à cette époque, avec Mgr Li-Chan-Su, vicaire général de Pékin, chargé de l'administration du diocèse.

« Je demandais au Vicaire général, écrit-il, de définir le patriotisme au sens des communistes.  Il distingua un patriotisme négatif, c'est-à-dire ne pas faire d'opposition aux pouvoirs établis, d'un patriotisme positif, c'est-à-dire de collaboration.  Dans la collaboration, il y avait différents degrés : collaboration ,aux lois justes ou indifférentes du point de vue religieux, manifestation extérieure d'adhésion à un régime et, enfin, enrôlement volontaire pour les exercices de rééducation.  Pour les deux derniers stades je présentai des objections.  Il ne convient pas, dis-je, que l'Eglise, en tant due corps social, s'occupe de politique, surtout en approuvant un régime persécuteur.  Quant aux exercices de rééducation, il est avéré qu'ils sont dangereux, car ils mettent les auditeurs sans défense en présence des mots d'ordre du Parti.  Le Vicaire général me répondit qu'il était apte à juger du point où il faudrait s'arrêter.

« Avant de quitter Pékin, j'eus l'occasion de faire une dernière fois la visite régulière.  La communauté de N.-D. de Consolation comptait à ce moment une quarantaine de religieux, tous profès, sauf deux oblats perpétuels.  Le nombre de prêtres s'élevait à treize, tous Chinois.

« Au début de mars je m'embarquai à Tien-Tsin, le cœur bien gros de devoir quitter la Chine à laquelle j'avais consacré les années de ma maturité et où j'avais contracté des amitiés plus fortes que la mort.  Dom Benoît m'avait conduit jusqu'à la douane maritime, nous nous étions dit adieu à ce moment.  Les formalités furent très abrégées pour mon compagnon nonagénaire et pour moi, tandis que les Russes qui prenaient le même bateau furent fouillés d'une façon écœurante.  A ma sortie de la douane, j'étais derrière le rideau de fer, représenté en l'occurrence par des barbelés et une sentinelle, mitraillette au poing.  Dom Benoît m’attendait encore malgré la pluie ; je lui dis une dernière fois merci, l'âme plongée dans la tristesse ».

 



[1] (1)           Parmi les occupations du P. Jean-Marie, il faudrait noter aussi une collaboration active à la rédaction d'un Bulletin, dont il envoie parfois des extraits à sa famille en la priant d'y reconnaître son style.

 

[2]             Alors que le P. Jean-Marie était encore en Chine, Mgr Van ,Melckebeke lui consacra un article rapportant cette rencontre : « Tout à coup, écrit-il, dans un groupe de célibataires, j'aperçois un grand type, un peu courbé, souriant, les yeux malins.  Il porte une robe chinoise, un pardessus demi-saison et un casque colonial. - « Hé, Bernard ! » « Hé, Carlo ! » (Revue de Sainte-Marie, novembre 1948).

 

[3] Voir la description détaillée de la vie au camp de Wei-Shien dans Chinese escapade, par Laurence Tipton.  London, MacMillan, 1949, 248 p., in-8 (voir pp. 73 à 88).

 

[4]  A ces voyages au Szechwan se rapporte un trait pittoresque. Il s'agissait d'un trajet à faire en palanquin porté par des hommes. Lorsque, au moment de traverser une rivière, le Père Struyven s'installa dessus, l'engin craqua... Il n'était pas construit pour transporter un colosse.

 

[5]  de Notre-Dame de Consolation.

 

[6] (1) Il fut ainsi l'aumônier de l'Ecole du Sacré-Coeur, la seule école catholique subsistant en Chine, destinée aux enfants des diplomates.